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philosophe, il ne se piquait pas d’orthodoxie ; je crois pourtant que sa religion, au milieu même des révoltes de son esprit, était tout autrement vivante que celle de Mme de Staël et de Benjamin Constant[1]. Ce n’étaient pas seulement les aspirations d’une belle intelligence ; le cœur, sans lequel il n’est point de vie chrétienne, y avait sa large part et le disposait à comprendre peu à peu bien des choses que repoussait d’abord le premier mouvement de sa pensée. Marié en 1819 à la belle-sœur du célèbre légiste et orateur sir James Mackintosh, il avait trouvé dans sa compagne l’âme la plus tendre et la plus pieuse. Un rayon de cette bonté, une flamme de ce mysticisme naturel qui féconde en nous le sentiment du divin finit par pénétrer, sous cette douce influence, dans le sévère esprit du penseur. Miss Jessie Allen, sans nulle prétention, à son insu peut-être, avait conduit le philosophe en des chemins enchantés qu’il ne soupçonnait pas ; rien de plus curieux à suivre que les émotions diverses de ce rare esprit, son étonnement d’abord, ses résistances secrètes, ses éclairs de joie par momens, enfin tout un travail intérieur qui, en ouvrant le cœur à l’amour, laisse subsister intacts les devoirs et les droits de la raison.


« Nous avons parlé ce soir de l’efficacité de la prière : ma femme Jessie est persuadée qu’on ne peut prendre l’habitude de prier tous les jours sans devenir meilleur. Je lui opposais des faits et la dureté de cœur des dévots dans les religions autres que la sienne ; mais Jessie fait ce que font toutes les femmes et bien des hommes aussi : elle commence par mettre dans sa religion tout ce qu’il y a de mieux dans une belle âme comme la sienne ; puis elle croit que c’est le caractère de la religion en général, et que toutes les religions y participent. Elle oublie qu’en prenant le genre humain entier, ceux qui font entrer des vérités bienfaisantes dans leur religion ne sont pas un contre cent, tandis que les quatre-vingt-dix-neuf autres ont sanctifié par leur religion des doctrines exécrables, qu’ils n’auraient jamais pu admettre, s’ils n’avaient pas soumis leur raison à la raison, ou plutôt à la folie d’autres hommes. »

  1. En retraçant ces transformations d’une âme qui sont aussi les transformations d’une époque, loin de nous la pensée de méconnaître ce que l’élite du XIXe siècle, en religion comme en politique, doit à Mme de Stael ! Le XIXe siècle peut répéter les paroles que Sismondi adressait à sa mère en 1817, après l’enterrement de son amie : « C’en est donc fait de ce séjour où j’ai tant vécu, où je me croyais si bien chez moi ! c’en est fait de cette société vivifiante, de cette lanterne magique du monde que j’ai vu s’éclairer là pour la première fois, et où j’ai tant appris de choses ! Ma vie est douloureusement changée. Personne peut-être à qui je dusse plus qu’à elle… Que j’ai souffert le jour de l’enterrement ! Un discours du ministre de Coppet sur la bière, en présence d’Albertine (Mme de Broglie) et de Mlle Randall, à genoux toutes deux devant le cercueil, avait commencé à m’amollir le cœur, à me faire mesurer toute l’étendue de ma perte, et je n’ai pu retenir mes larmes. »