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pour que ce chien que nous avons mangé ensemble fasse mourir celui qui a mal agi ! »

Dans les pays où la force est la seule loi, la violence ne coûte guère plus que la friponnerie. On a vu ce qui s’était passé sous le pavillon de Méhémet-Ali malgré les ordres formels d’un souverain accoutumé à être obéi. Que devaient donc faire des expéditions composées en très grande majorité de flibustiers nubiens qui n’étaient retenus par aucun frein matériel ou moral ? Je ne veux citer que deux exemples. En 1844, une barque de Khartoum aborde au comptoir de Tabak, dans le pays des Nouers. Les indigènes accourent pour fêter leurs visiteurs, et les invitent à partager un festin dont, selon l’usage, quelques chiens font les frais. Les Nubiens voient une insulte préméditée là où il n’y avait qu’une intention hospitalière, et une décharge meurtrière punit les indigènes d’une offense chimérique. On pourrait encore alléguer cette fois comme excuse le malentendu ; mais quelle excuse trouver à l’acte que voici ? Un chef de l’ouest, nommé Djonkor (le cheval), était l’ami dévoué des blancs, et les convoyait lui-même, par pure obligeance, sur tout le territoire de sa tribu. Sa protection était le sauf-conduit le plus sûr qu’on pût trouver à quinze lieues à la ronde. Un jour des blancs hébergés chez lui se prirent de querelle avec un nègre et lui enlevèrent sa lance. C’est la plus grave injure qu’on puisse faire à un Soudanien. « Cet homme n’est pas de ce village, dit Djonkor ; par égard pour moi, rendez-lui sa lance. » Les Arabes obéirent de mauvaise grâce ; mais à peine Djonkor avait-il tourné le dos, qu’une balle le couchait raide mort par terre. Depuis ce temps, les traitans ont évité de passer dans les environs du village de Djonkor, car ses compatriotes ont, à ce qu’on assure, juré de tuer un grand blanc pour le venger. On comprend que ces excès, répétés partout, aient changé en horreur l’adoration passionnée qui accueillait, il y a vingt ans, les premiers visiteurs du grand fleuve. Presque tous les officiers de 1840 étaient des Turcs : aujourd’hui tous les blancs sont désignés chez les nègres du Nil par ce terrible mot de tourki, qui glace de terreur jusqu’aux petits enfans. Le tarbouch rouge ajoute encore à cette répulsion. « Voyez ce bonnet qui a la couleur du sang frais, dit le nègre à sa famille. C’est une couleur qui ne passe pas : le Turc la renouvelle sans cesse dans le sang des pauvres noirs. »

Le premier essai de résistance sérieuse tenté par les nègres fut le malheureux combat d’Ulibo (août 1855) où périt le consul de Sardaigne, M. Vaudey. Ce désastre fut le résultat d’un malentendu, et il a été raconté fort inexactement ; aussi sera-t-il bon de rapporter ici les faits tels que les établit une enquête contradictoire à