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sa part. Mme de Charrière fut peut-être la première à lui faire entendre, même en l’étouffant, ce genre de reproche et de plainte, à lui faire comprendre cette souffrance qui tient à l’inégalité d’un nœud. »

Mais ce n’est pas sur ces questions de personnes que nous avons voulu arrêter l’esprit du lecteur ; un intérêt plus élevé nous appelle. En rapprochant de cette lettre sur Adolphe les paroles que Sismondi adressait vingt et un ans plus tard à Mlle de Sainte-Aulaire, on est frappé du changement de ton. Sismondi, en 1816, ne voyait qu’un reproche à faire à l’œuvre de Benjamin Constant, c’est qu’on ne pouvait s’intéresser bien vivement ni à l’un ni à l’autre des deux personnages ; en 1837, ayant relu Adolphe, ce sont des griefs tout différens qu’il exprime : « Il est singulier que nous nous soyons remis en même temps à relire Adolphe. J’en ai été fort mécontent. Quand je l’ai lu la première fois, les habitudes de l’esprit de Mme de Staël et de sa société avaient plus d’empire sur moi. J’avais une vraie amitié pour Benjamin Constant, je conserve beaucoup d’affection pour sa mémoire ; mais ce livre m’a en quelque sorte humilié en lui, comme vous dites. On dirait que l’auteur ignore le sentiment de la vertu et du devoir. Et ce n’est pas lui seul qui semble incapable de voir la lumière ; on dirait que toute sa génération, que le monde dans lequel il a vécu avait perdu avec lui le plus précieux des sens, le sens moral. »

Que s’est-il passé dans le cœur de Sismondi pendant ces vingt années ? On ne peut pas dire qu’un tel changement de langage tienne seulement à la disparition de cette société, à la mort de ces personnages prestigieux dont il a si longtemps subi le charme. Il n’était pas tellement ébloui qu’il ne sût distinguer le bien du mal. Déjà en 1809, admis depuis plus de sept années aux réunions intimes de Coppet, il écrivait dans son journal que, parfaitement d’accord avec Mme de Staël pour, les principes politiques, il ne pouvait partager de même les sentimens qui chez elle accompagnent ces principesj la trouvant « haineuse et méprisante » dans tous ses jugemens. « La puissance, ajoute-t-il, semble donner à tout le monde le même travers d’esprit. Celle de sa réputation, qui s’est toujours plus confirmée, lui a fait contracter plusieurs des défauts de Bonaparte. Elle est, comme lui, intolérante de toute opposition, insultante dans la dispute, et très disposée à dire aux gens des choses piquantes, sans colère et seulement pour jouir de sa supériorité. » 11 ajoutait trois ans plus tard : « Genève est devenue chaque année plus triste et plus déserte pour Mme de Staël ; elle en a de l’humeur, elle juge avec une extrême sévérité, et elle ne met presque rien de son cru pour réparer tout cela ; il m’arrive très souvent