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deux grandes journées de marche bien au-delà de Lobeid, la capitale ; les villages et les cultures disparaissaient dans le tapis vert de la forêt’, qui, de cette hauteur, faisait l’effet d’une pelouse parsemée de gigantesques baobabs d’un vert sombre. Elle se prolongeait au couchant vers le Darfour, et entourait deux collines qui, par une bizarrerie géologique, montraient deux sommets cylindriques semblables à des ruines féodales. On eût dit deux forteresses antiques bâties pour protéger la frontière de la province.

La population du Kordofan, bien qu’elle offre des traits réguliers et qu’elle ne parle qu’un dialecte arabe altéré et un peu archaïque, prouve par son teint qu’elle est très mêlée d’élémens nègres, soit par les esclaves enlevés dans le sud, soit par suite de la domination des Fougn et des Kondjara, races nègres conquérantes qui l’ont dominée depuis des siècles. Le fond de la race me paraît être nubien, mais le nouba ne se parle plus que dans les montagnes. C’est un peuple docile, inoffensif, nègre par bien des côtés, c’est-à-dire un grand enfant mené par des instincts et des caprices. Quand on arrive d’Égypte et qu’on a vu les mornes fellahs dans leurs « villages de chocolat, » on ne comprend rien à cette race joyeuse, bavarde, folle de danse et de plaisir. Un usage caractéristique des campagnes du Kordofan est le ferikouna. Si l’on traverse le pays au temps de la moisson du dourrah (maïs), on est exposé à être entouré par un groupe de jeunes moissonneuses à peu près nues qui barrent amicalement la route au voyageur, le font descendre de chameau, et lui disent : ferikouna (choisis entre nous)[1]. L’étranger choisit galamment la plus jolie des danseuses ; les autres construisent en un tour de main pour le ménage improvisé une rekouba, ou hutte en paille de dourrah, et le mouçafir (hôte), en quittant sa conquête, lui fait présent d’un talari[2], auquel il fera bien d’ajouter quelques verroteries pour ces « demoiselles. » Il peut alors être assuré qu’elles chanteront bruyamment sa libéralité et sa bonne grâce. S’il veut imiter Joseph ou Scipion, il en est parfaitement libre ; mais il doit toujours payer le talari : encore échappe-t-il difficilement aux quolibets de l’assemblée, car en Afrique un homme à qui les femmes sont indifférentes est tout d’abord soupçonné d’un vice qui, pour y être malheureusement très commun, n’en est pas mieux porté pour cela.

Ce peuple si sensible au plaisir n’en montre pas moins, devant la douleur physique, une énergie qu’admirerait un peau-rouge du far west. Dans les premiers temps de la conquête, le gouvernement

  1. Littéralement divise-nous, du verbe farak, d’où ferka, section de tribu.
  2. Monnaie qui se frappe en Autriche, mais n’a cours qu’en Afrique, en arabe ryâl, en français talari ou thaler de Marie-Thérèse, valant 5 francs 25 centimes.