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Il a évidemment voulu éloigner le portrait d’Ellénore de toute ressemblance ; il a tout changé pour elle, patrie, condition, figure, esprit. Ni les circonstances de la vie, ni celles de la personne n’ont aucune identité, Il en résulte qu’à quelques égards elle se montre dans le cours du roman tout autre qu’il ne l’a annoncée ; mais à l’impétuosité et à l’exigence dans les relations d’amour on ne peut la méconnaître. Cette apparente intimité, cette domination passionnée pendant laquelle ils se déchiraient par tout ce que la colère et la haine peuvent dicter de plus injurieux, est leur histoire à l’un et à l’autre. Cette ressemblance seule est trop frappante pour ne pas rendre inutiles tous les autres déguisemens.

« L’auteur n’avait point les mêmes raisons pour dissimuler les personnages secondaires. Aussi peut-on leur mettre des noms en passant. Le père de Benjamin était exactement tel qu’il l’a dépeint. La femme âgée avec laquelle il a vécu dans sa jeunesse, qu’il a beaucoup aimée et qu’il a vue mourir, est une Mme de Charrière, auteur de quelques jolis romans[1]. L’amie officieuse qui, prétendant le réconcilier avec Ellénore, les brouille davantage, est Mme Récamier. Le comte de P… est de pure invention, et en effet, quoiqu’il semble d’abord un personnage important, l’auteur s’est dispensé de lui donner aucune physionomie et ne lui fait non plus jouer aucun rôle. »


Ainsi pour l’hôte de Coppet, pour le témoin qui a assisté malgré lui à tant d’explications douloureuses, et qui, malgré son respect pour Mme de Staël, lui reproche si souvent dans ses lettres des imprudences de conduite et de langage, l’incertitude n’est pas possible. Cette Ellénore, il la connaît bien ; que de fois il l’a vue s’agiter dans sa souffrance, que de fois il l’a entendue crier ! L’auteur a beau déguiser toutes les circonstances sociales ainsi que toutes les qualités de la personne, il laisse au modèle un trait principal, celui qu’il a voulu expressément mettre en lumière, celui sans lequel le roman n’existerait pas, l’impétuosité des sentimens, et ce seul trait suffit pour rétablir la ressemblance. Voilà bien la lutte de la passion elle-même avec le cœur devenu incapable d’aimer. Ce témoignage de Sismondi est grave ; n’oublions pas cependant que des juges placés à distance ont pu démêler plus finement les mille complications du récit. Même après la lettre qu’on vient de lire, les paroles de M. Sainte-Beuve restent vraies : « On peut dire de l’Ellénore de Benjamin Constant comme de cette Vénus de l’antiquité, qu’elle est encore moins un portrait particulier qu’un composé de bien des traits, un abrégé de bien des portraits dont chacun a contribué pour

  1. Est-il nécessaire, à propos de ces romans, de rappeler aux lecteurs de la Revue quelques-unes des plus fines études de M. Sainte-Beuve : Madame de Charrière (livraison du 15 mars 1839), Benjamin Constant et Madame de Charrière, ou la Jeunesse de Benjamin Constant racontée par lui-même (15 ami 1844) ; Un dernier Mot sur Benjamin Constant (1er novembre 1845) ?