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jeter dans le moule de telle ou telle formule serait insensé. Ces délits sont, dit-on, très difficiles à caractériser. Soit ; mais qui donc en saisira mieux les nuances que le magistrat habitué à peser les faits et les intentions, à découvrir la vérité dans ses retraites les plus cachées ? Si vous le repoussez, c’est donc que vous suspectez sa loyauté ? Telle est la réponse que l’on a faite et, disons-le, qu’on devait faire à cette manière d’envisager la question. D’autres, ce nous semble, ont été mieux inspirés dans ce débat en rappelant tout simplement quelle avait été la préoccupation de l’assemblée constituante, et ils ont pu décliner la juridiction correctionnelle sans manquer de respect à la justice du pays. Il ne faudrait jamais oublier en effet où en était arrivée la magistrature en matière criminelle sous l’ancienne législation, et les écrivains qui ont pris soin de le signaler ont rendu à la justice et aux magistrats un égal service.

On peut donc le dire sans irrévérence pour personne, ce qu’on avait voulu, en écartant la magistrature dans les affaires criminelles, c’est une certaine douceur qu’elle était impuissante à conserver dans ces affaires ; on ne mettait en suspicion ni ses lumières, si supérieures à celles du jury, ni la pureté de ses intentions, et ce serait une détestable tactique que celle des polémistes qui, dans ce débat, défendraient la loyauté des magistrats, comme si elle était en cause. On avait dessaisi les tribunaux parce qu’on pensait que le jury, incessamment renouvelé dans le sein même du pays, porterait sur son siège « une liberté de jugement et pour ainsi dire une fraîcheur de conscience particulières, » pour employer l’expression de M. Langlais dans son rapport sur les listes du jury. Or c’est là précisément ce que demandait Royer-Collard pour les délits de presse, sans toutefois donner à sa pensée l’appui du meilleur argument, et son opinion ne se démentit jamais. Même en 1835, après l’attentat de Fieschi, il repoussa non moins énergiquement pour la presse la juridiction exceptionnelle de la cour des pairs. Il était convaincu en outre qu’une juridiction permanente avait tout à perdre avec la presse. Là rien de fixe, tout est mobile comme le souffle de l’opinion publique. Le délit lui-même est inconstant ; ce qui est délit dans un temps ne l’est plus dans un autre ; d’heure en heure, avec le vent, avec les hommes qui arrivent au pouvoir ou en descendent, les choses prennent un aspect différent. Comment donc imposera la conscience paisible, à la manière de voir uniforme et invariable du magistrat, la discipline de cette insaisissable puissance sans l’exposer à des démentis, à l’impopularité ? Si les délits de la presse sont mobiles, ils réclament un tribunal également mobile, qui, se renouvelant sans cesse, exprime fidèlement les divers états des