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Citons d’abord ses jugemens sur la littérature ; les lettres inédites du musée de Montpellier comme la correspondance publiée à Genève nous fournissent çà et là de curieuses révélations. Tantôt il s’agit de certains épisodes de l’histoire contemporaine, tantôt c’est la personne même de Sismondi qui est en jeu, et nous assistons au développement caché de sa vie morale ; Un des premiers événemens littéraires de la restauration, ce fut la publication d’Adolphe. On sait que Benjamin Constant, après les cent-jours, forcé de quitter la France pour éviter le sort de Ney et de Labédoyère (il était aussi coupable qu’eux, disaient les journaux royalistes dans leurs dénonciations furieuses), on sait, dis-je, que Benjamin Constant, réfugié à Londres, y employa ses loisirs à publier son roman d’Adolphe, commencé depuis plusieurs années. Si jamais étude de la vie intime a prêté aux commentaires des esprits curieux, c’est bien ce délicat et douloureux chef-d’œuvre. Que de questions à faire ! que de voiles à soulever ! Adolphe, nous le connaissons trop, c’est Benjamin ; mais qui est Ellénore ? Aujourd’hui même, après que les lettres de Benjamin Constant à Mme de Charrière ont été mises au jour par M. Gaullieur et commentées par M. Sainte-Beuve, les juges les plus fins n’osent répondre. Sismondi, en 1816, sous le coup de sa première impression, écrit sans hésiter le commentaire qu’on va lire. La lettre est datée de Pescia, 16 octobre 1816, et adressée à Mme d’Albany, qui lui avait fait passer le curieux volume à titre de nouveauté seulement, car elle l’estimait peu.


« J’ai gardé bien longtemps, madame, le petit roman que vous avez eu la bonté de me prêter. Quinze jours auraient pu suffire pour en lire quinze fois autant mais je savais que j’allais avoir une occasion sûre pour vous le renvoyer, celle des dames Allen qui vous le remettront, et que vous accueillîtes avec votre bonté ordinaire à leur premier passage à Florence, lorsqu’elles vous furent présentées par Mme de Staël. J’ai profité de ce retard pour lire deux fois Adolphe. Vous trouverez que c’est beaucoup pour un ouvrage dont vous faites assez peu de cas, et dans lequel, à la vérité, on ne prend d’intérêt bien vif à personne ; mais l’analyse de tous les sentimens du cœur humain est si admirable, il y a tant de vérité dans la faiblesse du héros, tant d’esprit dans les observations, de pureté et de vigueur dans le style, que le livre se fait lire avec un plaisir infini. Je crois bien que j’en ressens plus encore parce que je reconnais l’auteur à chaque page, et que jamais confession n’offrit à mes yeux un portrait plus ressemblant. Il fait comprendre tous ses défauts, mais il ne les excuse, pas, et il ne semble point avoir la pensée de les faire aimer. Il est très possible qu’autrefois il ait été plus réellement amoureux qu’il ne se peint dans son livre ; mais quand je l’ai connu, il était tel qu’Adolphe et, avec tout aussi peu d’amour, non moins orageux, non moins amer, non moins occupé de flatter ensuite et de tromper de nouveau par un sentiment de bonté celle qu’il avait déchirée.