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comme souverain, c’est-à-dire avec l’agrément des plaideurs eux-mêmes : souvenirs pleins de charmes de la paternelle autorité de nos rois, dans lesquels peuvent se complaire des cœurs honnêtes, mais où, il faut bien le dire, la vérité et la froide raison seraient plus embarrassées de trouver leur compte. D’ailleurs la justice ne saurait avoir deux sources ; entre le magistrat, qui juge certaines causes, et le jury ou le pays, qui en juge d’autres, on devine qu’il ne peut y avoir qu’une origine commune. C’est ce qui ressortira de l’examen plus approfondi de l’œuvre de l’assemblée constituante et surtout de l’institution du jury, qui n’est point, comme on l’a souvent pensé, une juridiction exceptionnelle, et à laquelle nous devons réserver ici une place toute particulière.


II

Si la justice civile était lente, coûteuse et beaucoup trop formaliste avant 1789, elle offrait du moins des garanties ; la justice criminelle n’en présentait aucune : elle était froide et cruelle envers les accusés ; l’instruction était secrète, la défense nulle. Une chose frappa l’assemblée constituante, comme elle avait frappé les publicistes : c’est l’espèce d’endurcissement auquel peut arriver par l’habitude de juger au criminel l’homme le plus instruit, le plus honnête et le plus capable ; c’est la singulière tendance qui le porte à présumer le crime et à ne plus voir dans les accusés que des coupables. Un lieutenant-criminel, d’ailleurs excellent homme, voulant prouver combien sa carrière avait été utilement remplie, se plaisait à rappeler le nombre de malfaiteurs qu’il avait fait pendre ; mais, invité à dire combien d’innocens il avait acquittés pendant son long exercice, il répondit naïvement qu’il n’en avait point tenu note. Tel était l’ancien juge au criminel. Veut-on savoir comment il arrivait à cette insensibilité ? Qu’on réfléchisse aux moyens d’information du temps. La procédure exigeait qu’on demandât non à des tiers, à des témoins la preuve du crime, mais à l’accusé lui-même, et pour, obtenir son aveu on avait imaginé des instrumens variés, les brodequins, l’estrapade, les poucettes, l’eau, le feu. On le tourmentait, on le brisait avant le jugement : c’était la question préparatoire ; on le disloquait avant le supplice, s’il n’avait pas avoué le crime : c’était la question préalable, espèce de châtiment anticipé et non le moins cruel. Or tout cela s’accomplissait sous les yeux et sur les ordres d’un magistrat. Par cette familiarité avec les cruautés de la torture, des hommes respectables contractaient une sorte de pétrification morale dans les choses criminelles. On peut voir dans l’ouvrage de M, de Bastard tout le mal que recelait ici la permanence de la fonction. À l’aspect de ces ateliers de chirurgie où se