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d’opinion lient ceux qui parlent une même langue, qui possèdent une même littérature, qui défendent un même honneur national. Je souffre donc au dedans de moi, sans même songer à mes amis, de la seule pensée que les Français n’auront leurs propres lois, une liberté, un gouvernement à eux, que sous le bon plaisir des étrangers, que leur défaite est un anéantissement total qui les laisse à la merci de leurs ennemis, quelque généreux qu’ils soient. Je ne suis pas bien sûr que Mme de Staël partage ce sentiment, mais je réponds de l’impression que recevront ses amis, dont les vœux étaient auparavant si pleinement d’accord avec les vôtres, madame, avec les siens et avec les miens. Les femmes, plus passionnées que nous dans tous les partis qu’elles embrassent ; sont d’autre part beaucoup moins susceptibles de cet esprit national ; l’obéissance les révolte moins, et comme ce n’est pas leur vertu, mais la nôtre qui paraît compromise par des défaites suivies d’une absolue dépendance, elles s’en sentent moins que nous humiliées… »


C’est à la fin de cette même lettre que, se tournant tout à coup vers l’ami de Mme d’Albany, si hostile à la révolution et à tout ce qui en sort, il lui jette cordialement ce patriotique appel : « M. Fabre ne se sent-il pas redevenir Français dans ce moment-ci ? »

Quant à lui, il était décidément des nôtres. On sait le rôle qu’il joua pendant les cent-jours. Au moment où l’acte additionnel excitait tant de défiances, Sismondi s’efforçait de contenir les passions dans l’espoir d’affermir plus sûrement la liberté naissante. Il prenait acte des garanties accordées par l’empereur ou plutôt conquises sur lui par la volonté populaire ; il prouvait que la responsabilité des ministres, l’indépendance d’une magistrature inamovible et d’un jury recruté chez le peuple, enfin la liberté de la presse, sauvegarde de tous les droits, assuraient à la France cette émancipation politique et civile cherchée depuis vingt-cinq ans à travers tant d’épreuves. Son Examen de la constitution française, publié dans le Moniteur² était à la fois un vigoureux plaidoyer en faveur de l’œuvre à laquelle Benjamin Constant venait d’attacher son nom et un manifeste destiné à l’éducation libérale de la France. On savait ces détails, on savait aussi que Napoléon, étonné peut-être d’avoir trouvé un tel défenseur, avait voulu voir et remercier Sismondi ; ce qu’on ne connaissait pas aussi bien, c’est l’entretien de l’empereur et du publiciste genevois. Or, si nos lettres inédites du Musée-Fabre sont muettes sur ce point, Mlle de Montgolfier, qui a eu entre les mains la correspondance de Sismondi avec sa mère, nous fournit ici des renseignemens que l’histoire doit recueillir.

C’est le 3 mai 1815 que Sismondi, mandé par l’empereur, fut reçu à l’Élysée-Bourbon. Le maître, déployant ces séductions qui avaient fasciné tant d’esprits, l’écrivain, respectueux, mais austère et ne se dévouant qu’aux idées, se promenèrent longtemps ensemble