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— Bien ! tant mieux,… et tant pis ! car cette fille s’est éprise de La Florade, et n’aspire qu’à être aimée de lui. Voilà ce qu’elle m’a confié dès la première entrevue, tant ma sollicitude l’avait gagnée. Elle est venue me voir ce matin au moment où M. La Florade, dont elle ne sait pas le nom, — il le lui a caché, et Pasquali ne l’a pas trahi, — abordait sur la grève. Elle me l’a montré de la terrasse en criant : C’est lui ! je le vois !… Elle voulait descendre pour lui parler. J’ai eu beaucoup de peine à l’en empêcher ; j’ai dû même la gronder comme on gronde une petite fille de six ans, pour l’engager à retourner chez elle. Un quart d’heure après, je descendais moi-même au rivage, en vue d’une promenade en mer pour mon compte. Vous savez le reste, et vous comprenez maintenant que la curiosité est entrée pour quelque chose dans la facilité avec laquelle j’ai accepté l’équipage et la compagnie de votre ami le lieutenant, car il est votre ami ; il n’a fait autre chose que de me parler avec enthousiasme de vous qui ne m’aviez pas du tout parlé de lui.

— J’ignorais, répondis-je en cachant mon amertume sous un air d’enjouement, que votre curiosité dût être éveillée à ce point par le récit d’une aventure de ce genre.

— L’aventure m’a été présentée comme innocente, reprit-elle. M’avez-vous trompée ? Voyons.

— La Florade est homme d’honneur, il m’a donné sa parole. Mlle Roque est pure, mais elle est trop dépourvue de toute idée des convenances pour que sa passion ne vous suscite pas quelque désagrément.

— Mais pourquoi ? Puisque M. La Florade l’aime, ne peut-il l’épouser ?

— Mais s’il ne l’aime pas ? Elle s’abuse étrangement, je vous le déclare.

— Ah ! pauvre fille ! Il l’a donc moralement trompée et séduite, car elle jure qu’il l’aime. Elle avoue qu’il est un peu bizarre et quinteux avec elle, qu’il a souvent l’air de l’abandonner, qu’il refuse d’aller la voir par crainte d’être blâmé de son peuple, mais qu’en dépit de tout cela il est très ému auprès d’elle, et qu’il ne la quitte jamais sans avoir les larmes aux yeux. Est-ce donc un perfide, votre ami La Florade ? Il n’a pas cet air-là. J’ai au contraire été frappée de sa physionomie ouverte et de ses manières franches. Je crois bien plutôt qu’il aime réellement Nama, mais que quelques empêchemens de position, de fortune ou de préjugé le forcent à renoncer à elle. Je voudrais les connaître, ces empêchemens, afin d’en apprécier l’importance et la durée. Enfin je voudrais savoir quelle est ma mission auprès de cette pauvre fille, si je