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Après avoir arraché par lambeaux tous les renseignemens, que je rapporte ici en bloc, car maître Estagel semblait compter ses paroles, et ses yeux attentifs ne quittaient pas l’horizon, je pris congé de lui en lui serrant la main et en refusant, bien entendu, d’être indemnisé de ma visite à sa femme. Il me montra un sentier pour rejoindre la route de mulets qui monte jusqu’au sommet du cap Sicier, celui de la falaise étant trop dangereux. — D’ailleurs vous ne pourriez pas le suivre sans vous égarer, me cria-t-il. Il n’y a que nous qui sachions au juste où il faut poser un pied et puis l’autre. — Et comme je me rapprochais de lui pour allumer un cigare, je lui demandai si réellement un douanier était un chamois qu’aucun autre homme ne pouvait suivre dans les précipices.

— Ma foi, répondit-il, je n’ai vu, en fait de messieurs, qu’un seul jeune homme, un petit officier de marine, capable de me suivre partout. Il venait là pour son plaisir, et une fois nous avons fait assaut à qui descendrait le plus vite de la rampe de Notre-Dame-de-la-Garde jusqu’au rivage.

— Et qui a gagné ?

— Personne, nous sommes arrivés ensemble.

Je partais ; je ne sais quelle induction rapide de mon cerveau me fit revenir encore comme pour ramasser une plante que j’avais remarquée auprès de la hutte.

— Comment l’appelez-vous ? me dit le garde-côte.

Épipacte blanc de neige. Et l’officier de marine, comment s’appelait-il ?

— Ah ! l’officier… C’était dans ce temps-là un enseigne à bord du Finistère ; je crois qu’il a passé lieutenant à bord de la Bretagne, mais je ne me rappelle pas son nom.

— Ce n’était pas La Florade ?

— Juste ! vous l’avez dit ; un charmant garçon ! Vous le connaissez ?

— Oui. Adieu, merci !

De déduction en déduction, j’arrivai, tout en marchant, à me persuader que La Florade devait être l’amant volage et maudit de la Zinovèse. Était-ce vraisemblable ? On le saura plus tard.

Et puis je pensai à l’existence de ces gardes-côtes, humble providence des navigateurs, si longtemps haïs et menacés par la population côtière. Il n’est pas de situation particulière dont l’examen ne produise en nous un retour personnel et qui n’amène cette question intérieure : « Si j’étais à la place d’un de ces hommes, quel effet en ressentirais-je ? » Et j’allais m’identifiant par la rêverie à cette rêverie continue de la sentinelle de mer, seule dans un endroit terrible, écoutant les arbres se briser autour d’elle dans les nuits sinistres, et cherchant à distinguer l’appel suprême de la voix hu-