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pas la mer, et ne présentait au vent d’est que son profil. Malgré cette précaution, j’y trouvai la température fort aigre. Une varande et des mûriers taillés en berceaux ombrageaient la maison, ou plutôt les cinq ou six maisons basses construites sur le même alignement en carré long. Là vivaient cinq ou six familles, les gardes-côtes ayant presque tous femmes et enfans.

La Zinovèse était assise avec les siens sur la terrasse. C’étaient deux petites filles charmantes, très proprement tenues, mais dont l’air craintif révélait le régime de soumission forcée. — Entrez dans mon logement, me dit-elle, et soyez tranquille ; vous n’y attraperez point de vermine, comme dans ceux des autres ! Quant à vous, dit-elle à ses filles, restez là, et si je ne vous y retrouve pas, gare à moi tantôt !

— Vous n’êtes pas phthisique, lui dis-je quand je l’eus auscultée, vous avez le foie et le cœur légèrement malades. Votre toux n’est qu’une excitation nerveuse très développée, et je ne vois rien en vous dont vous ne puissiez guérir, si vous le voulez fortement. Tenez-vous à la vie ?

— Oui et non. Qu’est-ce qu’il faut faire ?

Je lui prescrivis une médication et un régime, après quoi je lui demandai si elle entretenait quelque habitude de souffrance morale impossible à surmonter.

— Oui, dit-elle, j’ai une grosse peine, et je vais vous parler comme au confesseur. J’aime un homme qui ne m’aime plus.

— Est-ce votre mari ?

— Non, l’homme est un brave homme qui m’aime trop, et que je n’ai jamais pu aimer. Ça ne fait rien, on faisait bon ménage quand même. Je suis une femme honnête, moi, voyez-vous, et ceux qui vous diraient le contraire, c’est des menteurs et des canailles !

— Calmez-vous : personne ne m’a dit le contraire.

— Non, vrai ? À la bonne heure ; mais je vais vous dire tout. Dans ma vie de femme raisonnable et courageuse, j’ai fait une faute : j’ai eu un amant, un seul, et je n’en aurai pas d’autre, j’ai trop souffert. C’est ce qui m’a tuée.

— Oubliez-le.

— Ça ne se peut pas. J’y penserai jusqu’à ce qu’il meure. Ah ! s’il pouvait mourir ! Que Dieu me fasse la grâce de le faire périr en mer, et je crois bien que je serai guérie !

— Étiez-vous vindicative comme cela avant d’être malade ?

— Avant d’être malade, je m’ennuyais un peu du mari et des enfans, voilà tout. Ça n’allait pas comme je voulais, je ne me trouvais pas assez riche. Pierre Estagel m’avait trompée : il croyait hériter d’un oncle riche, et le vieux gueux n’a rien laissé. J’ai bien eu des