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lié davantage dans le faubourg Saint-Germain ; on a la bonté de m’admettre dans la coterie tout à fait intime de Mme de Duras, de Lévi, de Bérenger (Châtillon), de La Tour du Pin et Adrien de Montmorency, et c’est là surtout que j’ai appris tout le charme de l’amabilité française… Dans le même monde, mais dans un âge un peu plus jeune, je vois aussi souvent Mme de Chabot, la femme de celui que vous avez vu il y a trois mois, et qui est à présent à Rome. Elle est bien reconnue aujourd’hui pour la femme la plus aimable, la plus spirituelle et la plus sage en même temps de sa génération. Son amie Mme de Maillé est encore une femme fort distinguée. Je ne finirais pas si je voulais nommer toutes celles dont la conversation a de l’attrait pour moi ; mais, avant tous ces noms, j’aurais dû mettre mon amie Mme de Dolomieu, qui, née en Alsace, élevée à Brunswick et vivant à Paris, réunit le charme des deux nations, la sensibilité enthousiaste des Allemandes et la grâce française… »


Tout cela n’est rien encore : revenu à Genève au mois de juillet 1813, Sismondi laisse échapper des accens de regrets qui ressemblent à des cris de douleur. Décidément ces fêtes de l’esprit l’ont enivré, ces débauches de conversation lui ont tourné la tête. Est-ce bien lui qui parle ? Écoutez.


« Je me suis trop amusé, j’ai trop joui, j’ai trop vécu en peu de temps. Après cinq mois d’une existence si animée, d’un festin continuel de l’esprit, tout me paraît fade et décoloré. Je ne pense qu’à la société que j’ai quittée, je vis de souvenirs, et je comprends mieux que je n’eusse jamais fait ces regrets si vifs de mon illustre amie, qui lui faisaient trouver un désert si triste dans son exil. J’ai conservé quelques correspondances à Paris, et ma pensée y est beaucoup plus que je ne voudrais et que je ne devrais ; mais qu’est-ce qu’une lettre de loin en loin à côté de conversations de tous les jours et quelquefois de douze heures de causerie par jour ? C’était une folie que de vivre ainsi, je le sais bien. Comment travaillerait-on ? comment fixerait-on sa pensée, si l’on donnait tout au monde ? Je me trouve bien jeune, bien faible, pour mon âge, de m’y être livré avec tant de passion ; je sens bien que c’est un carnaval qui doit être suivi tout au moins par de longs intervalles de sagesse ; mais… mais j’aimerais bien recommencer. »


On demandera peut-être ce qui enchantait Sismondi, non-seulement dans la société libérale du faubourg Saint-Honoré, mais chez la vieille aristocratie de la rive gauche de la Seine. Il nous le dit lui-même dans son journal : « Quand je parle de liberté, je m’entends parfaitement avec tout le faubourg Saint-Germain, les Montmorency, les Châtillon, les Duras. Il y a là du moins le vieux sentiment de l’honneur qui reposait sur l’indépendance. C’est aussi de la liberté. ». On entrevoit ici tout un système libéral, celui que M. de Tocqueville a indiqué avec une si lumineuse clairvoyance, et qui tourmente après lui les meilleurs esprits de nos jours. M. de Tocqueville, issu de la société aristocratique, mais frappé de l’irrésistible