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Des nuages rasaient la cime de la falaise, mais ils étaient roses et sans densité. Marescat remarqua qu’ils tendaient à se fixer à la pointe du cap et qu’ils abandonnaient la chapelle. C’est la chapelle qui devint notre point de mire et notre but.

Les schistes violacés et luisans de la montagne, recevant le soleil d’aplomb, brillaient comme des blocs d’améthyste. Un instant après, tout s’éteignit. Nous entrions dans l’ombre de la grande falaise déchirée, brisée en mille endroits, aride, sauvage et solennelle. Marescat se disputa avec moi pour porter le petit Paul, qui ne voulait être porté par personne. Mme  d’Elmeval marchait d’un pas égal et soutenu.

Au pied de la chapelle, le précipice est vertigineux. On plonge à pic et parfois en encorbellement sur la mer. La paroi est très belle : des brisures nues traversées tout à coup par des veines de végétation obstinée, des arbres nains, des astragales en touffes énormes, des arbousiers et des asphodèles qui s’accrochent avec une rage de vie à d’étroites terrasses de sable et de racines prêtes à crouler avec les assises qui les portent. C’est un spectacle désordonné, une fantaisie vraiment grandiose. Sous nos pieds, le jardin du sacristain, c’est-à-dire quelques mètres de terre cultivée en légumes avec une dent de rocher pour support et une échelle pour escalier, fit beaucoup rire le petit Paul et son ami Marescat. À notre gauche, le cap Sicier précipitait dans la mer son profil sec, dentelé en scie, d’une hardiesse extrême ; à droite, la falaise boisée arrondissait peu à peu l’âpreté de ses formes et s’en allait en ressauts élégans jusqu’à la plage de Brusc et aux îles. En face, il n’y avait plus que la mer. Nous étions à la pointe sud de la France, et nous enveloppions Paul de son manteau, car le vent était glacial. Une brume irisée au bord, mais compacte à l’horizon, faisait de la Méditerranée une fiction, une sorte de rêve, où passaient des navires qui semblaient flotter dans le vide Au bas de la falaise, on distinguait les vagues claires et brillantes, encore diamantées par le soleil. Cent mètres plus loin, elles étaient livides, puis opaques, et puis elles n’étaient plus ; les derniers remous nageaient confondus avec les premières déchirures du nuage incommensurable. Une barque parut et disparut plusieurs fois à cette limite indécise, puis elle se plongea dans le voile et s’effaça comme si elle eût été submergée. Les voix fortes et enjouées des pêcheurs montèrent jusqu’à nous, comme le rire fantastique des invisibles esprits de la mer.

— Ils se sont donc envolés ? s’écria l’enfant.

— Non, répondit Marescat, ils sont en plein clair. Le nuage est entre eux et nous.

— Nous voici bien réellement au bout du monde, dit la mar-