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d’Alcidiane avant de savoir comment il l’a connue, et ce n’est qu’au milieu du second volume que nous apprenons son histoire à partir de sa naissance. Tous ces efforts de Gomberville sont louables, mais ils sont plus louables qu’heureux, et l’ensemble reste fort embrouillé.

Quant à ce genre de mérite que personne, à ma connaissance du moins, n’avait encore signalé dans le Polexandre, et qui en fait, je crois, le premier roman de notre littérature où l’auteur se soit attaché à peindre avec vérité, non-seulement la vie maritime avec ses combats, ses tempêtes et ses naufrages, mais la topographie et les mœurs de pays lointains et peu connus ; si ce mérite était mis en doute par quelque lecteur, on n’aurait pas même besoin, pour le constater, de lire tout l’ouvrage, il suffirait de lire un chapitre supplémentaire que Gomberville a placé à la fin de son cinquième volume de l’édition de 1637, sous ce titre : Avertissement aux honnêtes gens. On y verrait l’auteur occupé surtout à motiver et à justifier ses inventions par la géographie, par la topographie, par les relations des voyageurs, calculer la carte à la main combien il a fallu de jours à Polexandre pour passer des Canaries en Sénégal, discuter si Zelmatide a pu partir des îles du Cap-Vert et arriver à l’isthme de Panama en vingt-trois ou vingt-quatre jours, si la princesse Izatide a pu devenir aveugle pour s’être endormie dans l’île des Caraïbes, sous un arbre qui est apparemment le mancenillier, prévenir même les objections de ceux qui seraient tentés de lui reprocher d’avoir mis un portrait d’Alcidiane entre les mains d’Abd-el-Melek, prince marocain, en lui rappelant que la loi de Mahomet prohibe les portraits. Gomberville répond d’abord que cette loi n’est pas mieux observée chez les Turcs que la défense de boire du vin, et il cite l’exemple du sultan Sélim. Surabondamment il ajoute que les Maures, bien que mahométans, sont beaucoup moins superstitieux que les Turcs, et qu’enfin tous les ans il part des ports de Barbarie plus de trois cents vaisseaux maures ou turcs qui tous ont le portrait d’un petit nègre avec le turban en tête pour l’enrichissement de leur pavillon, d’où il conclut qu’il a pu légitimement confier un portrait d’Alcidiane au prince Abd-el-Melek.

La même conscience que Gomberville apporte dans ses inventions, il la met dans son style, qui est en général soigné. Il est moins varié que celui de d’Urfé, mais il est plus net, et il est infiniment plus correct que celui de Camus ; quand Chapelain dit de l’auteur du Polexandre : « il parle très purement sa langue, » il n’y a guère que le superlatif à retrancher[1]. Quant aux fadaises amoureuses

  1. On sait que Gomberville était puriste en fait de langage ; il avait en aversion la particule car, cette aversion a servi de texte à une des lettres les plus amusantes de Voiture. Il prétendait n’avoir jamais employé cette affreuse particule, même dans les cinq gros volumes de Polexandre. On a soutenu cependant qu’elle y figurait trois fois. Je n’ai pas cru devoir m’imposer cette laborieuse vérification. Ajoutons qu’il n’y a pas dans tout le Polexandre un seul de ces tableaux licencieux qui abondent dans l’Amadis tel qu’il fut traduit ou arrangé par d’Herberay, et qui se rencontrent encore parfois même dans l’Astrée.