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« les cinq volumes du sieur de Gomberville sont d’un excès de folie si curieuse qu’il donne le courage de les lire, à la vérité un peu légèrement. » Il les a lus en effet très légèrement, car l’analyse qu’il en donne en une page et demie est une véritable caricature, qui, même comme telle, n’a presque aucun rapport avec l’original.

Si Laharpe avait mis un peu d’attention dans sa lecture, et surtout s’il avait pris la peine de lire quelques romans antérieurs à celui de Gomberville, il aurait tout d’abord reconnu dans Polexandre deux innovations qui l’auraient intéressé.

Par la première, Gomberville, tout en conservant avec de grandes modifications l’ancien type romanesque du chevalier errant et redresseur de torts par amour pour sa dame, change tout à fait le terrain de l’action, car il la transporte presque tout entière sur un autre élément. Les Lancelot du Lac, aussi bien que les Amadis, vivaient et combattaient sur terre ; quand ils s’embarquaient, ce n’était presque jamais que pour une traversée de quelques jours. Polexandre au contraire vit sur la mer : quoiqu’il soit roi des îles Canaries, il quitte rarement son vaisseau, et c’est sur ce vaisseau, bien muni de canons (car on tire fréquemment le canon dans le roman de Gomberville), qu’il accomplit la plupart de ses prouesses. C’est donc un chevalier errant que Polexandre ; mais c’est, je crois, le premier de son espèce qui appartienne au corps de la marine. Il va sans dire que sous ce costume de chevalier errant et de marin, et tout en exagérant le sentiment et les grands coups d’épée à la faconde l’Amadis, Polexandre parle le langage tour à tour raffiné jusqu’à la subtilité et noble jusqu’à l’emphase qu’on rencontre chez les habitués de l’hôtel de Rambouillet et chez les contemporains de Corneille. Le style de Gomberville, avec ses défauts de subtilité maniérée, avec son abus de la périphrase et sa prolixité emphatique, est d’une tout autre espèce que le style de Camus et d’une qualité bien supérieure. Si Laharpe avait réellement lu l’ouvrage dont il parle si mal, il se serait certainement arrêté sur une foule de passages dont la tournure élégante et ferme l’aurait frappé, comme celui-ci, par exemple, que nous citons entre mille : « J’ai des désirs, dit Polexandre, et je n’ai point d’espérance ; je m’obstine à des choses que je connais impossibles, je cours après un fantôme qui s’évanouit quand je le crois tenir, et mes desseins les mieux fondés sont autant de songes que je fais en veillant[1]. »

Ce roman roule, il est vrai, sur un thème singulier, qui a paru même burlesque à Laharpe, parce qu’il n’en a pas étudié l’origine, et qui n’est rien autre chose qu’un prétexte ingénieux à l’aide duquel Gomberville introduit dans ses fictions romanesques une nouveauté

  1. Polexandre, t. III, p. 61, édition de 1637.