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Je rougissais, comme si je reconnaissais ma faute ; cependant j’alléguais ma sensibilité extrême pour elle. Je ne pouvais, disais-je, supporter de voir sa chute, son avilissement surpassait ce que pouvait souffrir ma constance ; mais qu’elle eût besoin de moi, et du bout du monde j’étais prêt à retourner à elle ; qu’elle eût essayé de se défendre contre les Français, qu’elle tentât encore à présent de secouer leur joug, et j’aurais couru, j’aurais volé, je volerais encore… Je disais tout cela avec tant de chaleur, même d’enthousiasme et d’éloquence, que je me suis réveillé ; mais l’impression profonde que m’a faite cette conversation s’est conservée toute la matinée. » Ainsi des vertus mêlées de rudesse, du savoir sans esprit, des sentimens et nulles grâces, avec cela un patriotisme généreux, mais farouche, le patriotisme d’un homme tout prêt à renier son pays plutôt qu’à souffrir de sa chute, voilà les principaux traits du caractère de Sismondi à l’heure de la jeunesse. Suivez-le maintenant dans les phases diverses que nous représentent ses lettres et son journal, ce sera, vous le verrez, toute une série de métamorphoses.

J’ai parlé de l’amour ardent et farouche qu’il portait à sa république natale ; il ne tardera pas à ressentir une affection aussi passionnée pour la France. Nous sommes en 1798 ; or, quand Sismondi écrivait la page qu’on vient de lire, il n’avait que trop de raisons pour redouter et maudire l’influence des idées françaises. La biographie de Sismondi a été tracée par le burin magistral de M. Mignet, et je n’aurai garde d’y toucher ; je me garderai bien aussi d’ajouter aucun détail à l’espèce de mémoire de famille publié récemment par Mlle de Montgolfier : qu’on me permette seulement de résumer les faits en quelques lignes pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Né à Genève en 1773, Jean-Charles-Léonard Simonde de Sismondi avait assisté dès l’âge de vingt ans à l’invasion de la terreur révolutionnaire dans la cité de Calvin. Il avait vu confisquer, ou à peu près, le patrimoine de sa famille ; maisons, terres, argenterie, bijoux, tout avait été pillé par les nouveaux maîtres ou frappé d’impôts destructeurs. Lui-même, jeté en prison avec son père dès le commencement de la révolution, il avait failli périr un peu plus tard sous la baïonnette d’un sans-culotte en voulant sauver un proscrit. Aux premiers jours de calme, M. et Mme de Sismondi vendent leur domaine mutilé et vont chercher un asile en Toscane, dans le pays d’où leurs ancêtres étaient sortis au moyen âge ; c’est Charles, bien jeune encore, qui les a décidés à se diriger vers l’Italie ; c’est lui qui cherche un domaine, qui l’achète, qui en surveille l’exploitation, préludant ainsi par la pratique à ses curieuses études