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qui hésitait à livrer au bourreau un esclave dont on offrait de lui rembourser le prix. Sous Tibère, un sénateur, neveu de Pompée, jeune, ambitieux et dissolu, fut dénoncé et mis en jugement pour crime de sorcellerie. On, l’accusait d’avoir consulté des devins et évoqué des fantômes pour savoir s’il était destiné à jouer un rôle politique. La seule pièce à charge contre lui était un écrit qu’il déclarait faux. Les délateurs demandèrent qu’on appliquât la question à ceux de ses esclaves qui devaient connaître son écriture. Une ancienne loi défendait qu’on reçût en justice les dépositions, de l’esclave contre le maître ; on éluda cet obstacle en faisant acheter par le fisc les esclaves dont on espérait arracher les aveux au milieu des tourmens. Voilà certes une monstruosité révoltante. Tacite, qui la rapporte, n’en est pas ému le moins du monde. S’il s’indigne, c’est contre Tibère, qui trouve moyen de fausser la loi en faisant servir la parole des esclaves à la condamnation de leur maître. L’homme libre blessé dans son droit, c’est tout pour lui : la troupe servile qui va souffrir et mourir sans être coupable, ce n’est rien. Et cependant Tacite était, suivant les idées de son temps, un homme honorable autant qu’un esprit supérieur. Il avait bien entendu dire que, depuis un demi-siècle, il existait « une classe d’hommes détestables pour leur abominations, et que le vulgaire appelait chrétiens. » Il n’ignorait pas que, dans certains clubs ou églises, l’on osait enseigner que les hommes sont frères, et qu’ils se doivent mutuellement, sans distinction de race ou de caste, non-seulement justice, mais affection. Tout cela n’était pour ce grand esprit qu’une folie dangereuse. Placé pour observer au point de vue de sa caste, il ne constatait les misères de son temps que par les côtés où lui-même était froissé, par la privation des droits civiques. Une société sans esclaves était à, ses yeux une société sans travail, c’est-à-dire une impossibilité matérielle, une ineptie. L’esclavage lui paraissant un ressort social indispensable, il admettait toutes les infamies indispensables pour le conserver, sans que sa conscience lui en fît reproche. Il y a plus : au temps de Tacite, ceux qui professaient la fraternité humaine auraient sans doute été bien embarrassés, s’ils avaient été mis en demeure d’adapter leur principe au gouvernement des peuples. Ils fuyaient jusqu’au fond des déserts devant le problème qu’ils avaient soulevé ; ils tâchaient d’échapper par un élan mystique aux réalités terrestres. Deux ou trois siècles plus tard, après des crises politiques et des déplacemens d’intérêts, après des perfectionnemens industriels empruntés surtout à l’Orient et un développement des forces productives qui fit rejeter l’esclavage antique comme un outil insuffisant, on arriva à la conception d’un régime destiné à.se rapprocher peu à peu du sentiment chrétien. Alors