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liberté économique. En un jour de fièvre, elle la réalise d’un seul coup, sans préparations, sans compter les obstacles. Presque aussitôt les convulsions politiques, les nécessités dévorantes de la guerre font évanouir son idéal. Pendant un quart de siècle, elle vit d’expédiens plutôt que de principes ; C’est seulement en 1820, au moment où l’Angleterre essaie en tâtonnant sa première évolution économique, que notre législation commerciale commence à prendre la consistance d’un système. Esclave de ses vieilles habitudes et dominée en même temps par des intérêts nouveaux, la France s’applique à créer de grandes existences comme garanties d’ordre et de stabilité ; elle rêve une hiérarchie quasi-féodale, protégée dans son travail contre l’étranger, protectrice du travail à l’intérieur, et elle sacrifie la liberté à cette utopie. Elle confie à l’autorité un pouvoir discrétionnaire pour initier, empêcher, réglementer, rémunérer les actes industriels, et, à l’exception du petit groupe au profit duquel fonctionne la machiné, on paralyse plus ou moins chacun, sous prétexte de protéger tout le monde.

Voilà donc les deux nations modèles lancées dans des voies opposées : l’une tendant de plus en plus vers la liberté, l’autre allant systématiquement au-devant de l’arbitraire. Parties du même point il y a quelque soixante ans, elles ont fourni en sens contraires leurs courses laborieuses. Voyons où elles ont abouti. Si, du développement comparatif des populations, des finances publiques, de l’activité industrielle, du bien-être populaire, il résulte que l’un des deux peuples a acquis une sécurité plus grande à l’intérieur et une force prépondérante sur la scène politique, ne sera-t-il pas raisonnable d’admettre que ce peuple a trouvé la bonne voie ? Comparons donc la France et l’Angleterre aux deux époques significatives[1] : l’expérience est saisissante, et d’une telle opportunité que je ne crains pas de solliciter du lecteur une attention toute spéciale.


POPULATION. — Les mouvemens de la population en plus ou en moins, lorsqu’on les observe isolément et abstraction faite des autres phénomènes sociaux, ne sont pas des indices certains de prospérité ou de décadence. Il suffit quelquefois d’un vice dans la loi politique ou de quelque épidémie morale pour produire une multiplication rapide et maladive qui devient un fléau : l’Irlande et la Chine

  1. J’ai pris en général comme point de comparaison l’année 1859, et pour plusieurs motifs. Cet exercice est de part et d’autre le dernier dont les résultats aient acquis un caractère officiel. En ce qui concerne la France, l’année 1859 étant antérieure aux changemens déterminés par l’annexion de la Savoie et par les premiers essais de réforme commerciale, on peut dire qu’elle est la dernière expression de notre ancien régime économique.