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creuses, la barbe taillée à l’américaine, mode qui donnerait l’air vulgaire à Jupiter lui-même, un toupet de longs cheveux relevé sur le front et retombant en saule pleureur, une bonne physionomie non dépourvue de finesse, tel est l’honnête Abraham. C’est le surnom donné au président Lincoln.

Tu connais son histoire. Petit-fils d’un des premiers pionniers de l’Illinois qui fut tué par les Indiens, fils de pionnier et pionnier lui-même, il reçut à l’école six mois d’instruction élémentaire, fut gardeur de vaches, fondeur de bois et conducteur de trains de bois sur le Mississipi, poseur de rails et enfin journalier dans une ferme de Springfield, où il s’instruisit assez pour entrer commis dans un magasin. Il s’engagea ensuite comme milicien, fut élu capitaine et deux ans après représentant à la législature. Il était au congrès en 1846. En 1849, il se retira volontairement dans sa famille ; mais le suffrage populaire vint l’arracher en 1859 à sa charrue pour l’opposer à M. Douglas, qui représentait l’esprit du sud. Il fit avec succès des speaches tout le long de l’Illinois, et l’emporta sur son adversaire. M. Seward, dans un esprit de conciliation et de modestie dont les exemples ne sont pas rares dans la politique unioniste, reporta ses propres suffrages sur l’homme de l’ouest, l’honnête, le sage et obscur Abraham. Il espérait, par le sacrifice de sa personnalité, détourner la rupture entre le sud et le nord ; mais cela était écrit !

Tu sais encore que la nomination de M. Lincoln a été accueillie avec enthousiasme par les classes ouvrières, qui virent dans son origine rustique, dans sa probité comme dans sa modération, une garantie pour le travail et les travailleurs. Si je te rappelle tous les titres de M. Lincoln à l’estime publique, c’est pour que tu me permettes de rire un peu de sa figure hétéroclite et de cette paire de gants blancs si étonnée de se trouver dans ses mains de fendeur de bois.

Il s’avance avec une contenance gauche et timide, donne une poignée de main au prince et ensuite à chacun de nous, et s’efforce d’engager une conversation amicale, « En combien de jours êtes-vous venu d’Europe ? — Est-ce au fils de Lucien Bonaparte que j’ai l’honneur de parler ? — Comment trouvez-vous l’Amérique ? — Il fait bien chaud ! »

Évidemment le digne homme était plein de bienveillance ; mais, représentant de la liberté, il n’avait aucune liberté dans la parole et dans les manières. Ce n’était pas la difficulté de s’exprimer, puisqu’il a conquis sa popularité par le speach, et que le prince parle parfaitement l’anglais. J’aurais voulu voir un paysan rond, naïf, confiant et même un peu fier de sa situation de parvenu. Il avait l’air si ahuri que j’en étais désappointé. J’avais envie de réclamer pour demander l’apparition du bonhomme Richard.