Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/688

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

brillent encore, mais bientôt ils luttent d’un air maussade contre les rayons roses du soleil levant. De l’autre côté du jardin, je vois un troupeau de porcs qui se promène déjà librement dans la rue. Un nègre que je crois distributeur de journaux frappe à une fenêtre. Une négresse ouvre, une conversation très animée et très mouvementée s’engage et se termine par un gros baiser matinal échangé entre les deux moricauds.

Sur les fleurs d’un grand mimosa qui monte jusque dans ma fenêtre au second étage, un oiseau-mouche fait la chasse aux petits insectes encore endormis. Il plonge dans les corolles son petit bec pointu et recourbé comme la trompe d’un papillon. Au bruit d’une porte ouverte au rez-de-chaussée, le charmant oiseau, que je voyais pour la première fois en liberté, disparaît comme une étincelle. Je descends vite au jardin pour tâcher de le revoir, et j’en trouve quatre qui chassaient autour d’un hibiscus à fleurs roses. Ces ravissantes petites bêtes aux reflets d’or et d’émeraude se soutenaient immobiles dans l’air par le battement précipité de leurs ailes, comme font les papillons-sphinx. Ils sont si peu farouches que ma présence ne les dérangeait pas de leurs occupations, et que l’un d’eux est venu voltiger autour de mon nez.

Il faut s’arracher à cette aimable société pour mettre, dès le matin, la cravate blanche et l’habit noir. Le prince va rendre visite à M. Lincoln, président de la république.

La première réception à la Maison-Blanche est faite par M. Seward, le secrétaire d’état, qui, vêtu d’un paletot de coutil jaune, coiffé d’un chapeau de paille à bords plats, ressemble, mais au premier abord seulement, à un bon petit propriétaire de campagne. M. Seward est un esprit très élevé, qui au congrès est la personnification du parti républicain. Ses idées l’ont toujours porté à combattre courageusement la majorité esclavagiste du congrès. Aussi le brûle-t-on en effigie dans le sud, ce qui lui fait honneur. Tu sais aussi qu’il semblait devoir arriver à la présidence, lorsque le mouvement électoral y a porté M. Lincoln d’une manière assez inattendue. Au reste, l’esprit du gouvernement n’en a pas trop souffert, puisque cet homme de mérite y a conservé une grande prépondérance, et que les esclavagistes traitent ledit gouvernement de parti Seward. Si tu veux te représenter M. Seward, rappelle-toi la tête d’Hector Berlioz, un profil romain d’une grande énergie contenue dans une grande finesse.

Après quelques minutes d’attente, une petite porte s’ouvre et donne accès à un très grand monsieur, six pieds de haut, maigre, tout de noir habillé, et tenant dans ses grandes mains velues une paire de gants blancs qui n’a jamais été mise et ne pourra jamais l’être ; le nez long, la bouche grande, l’œil petit et doux, les joues