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— Non, les voici, hourra ! Vivent les volontaires du sixième régiment ! — C’est la rentrée des vaincus du Potomac !

Étrange en vérité ! Une ovation à ces pauvres fuyards ! Est-ce une rouerie patriotique pour relever le sentiment national ou une rouerie financière pour remplacer les dollars par un triomphe de vanité ? Ce n’est ni l’un ni l’autre, car tout le monde s’en mêle. C’est un sentiment de forfanterie naïve qui prouve que la patrie n’est pas en danger, car dans les mauvais jours les vaincus ont tort. C’est un boxeur qui a reçu un bon coup, et qui dit en souriant que ce n’est rien. À merveille ! mais à présent, mes chers Américains, il faudra vaincre, et pour vaincre il faudra de vrais soldats et de vrais dollars. — On rentre à bord à dix heures.

29 juillet. — Le temps est toujours à l’orage, il fait chaud ; mais il me semble que le climat est le même que celui du midi de la France. Je vais seul à terre. On a si bien observé le dimanche que la police a laissé depuis hier jusqu’à ce matin assez tard un cheval mort au milieu de Broadway : mais un spectacle bien autrement révoltant est celui d’un corps humain retenu par une corde passée au cou à un piquet du rivage tout près de l’embarcadère, et il est là aussi depuis hier matin, la tête seule hors de l’eau. Sauve-t-on ici les gens qui se noient le dimanche ? Ce n’est peut-être pas l’usage ! Quoi qu’il en soit, des enfans pêchent à la ligne autour du misérable corps et rient de cette face livide que quelques-uns prennent pour but de leur adresse en lui lançant des cailloux. Quand le projectile rebondit sur le crâne chauve, ce sont des explosions de rires. Je m’éloigne indigné, le cœur mal ouvert, je le confesse, aux attraits de l’Amérique. À deux pas de là, sur la grève de La Batterie, une autre scène me contriste encore. C’est un groupe d’Allemands, pauvres cultivateurs fraîchement débarqués, qui ont établi là leur campement misérable. Au milieu des malles éparses et des outils de travail, espoir de la famille, les femmes préparent la cantine, tout en donnant le sein à des enfans demi-nus ; d’autres ont lavé le linge qu’elles étendent sur des perches. Ces émigrans, alléchés par l’appât des fameuses concessions et des richesses de la réclame américaine, commencent là le dur apprentissage de la réalité qui les attend. Des spéculateurs, qui les ont flairés, sont déjà là aussi, et leur demandent de l’argent. Ils ne peuvent offrir que leur travail ; on s’éloigne d’eux en haussant les épaules. Ils attendent, avec la résignation du paysan, que la fortune arrive. On sait ce que sont les terres accordées par certaines compagnies à ces malheureux, au prix de quels durs voyages, de quelles maladies dans des climats insalubres et de quelles années de labeur et de misère ils achètent le droit de devenir citoyens de la riche Amérique. Nous avons eu là-