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ont installé leurs cabanes ; c’est une poignée d’Irlandais catholiques et d’Écossais protestans qui se détestent cordialement les uns les autres. Le prince explore le théâtre des événemens historiques, aujourd’hui recouvert d’herbages qui ne sont pas encore mûrs. Un bloc de fort écroulé, quelques pans de murailles, deux arches de pont perdues au milieu d’un marais, c’est là le Gibraltar du Saint-Laurent. On achète deux chiens de Terre-Neuve tout pareils aux tiens. Je ne sais s’ils ont senti que je suis en bons termes avec leur parenté ; mais, à peine livrés, ils se sont mis à me suivre et à me traiter en ami intime. Ce ne sont pas ces énormes bêtes du Labrador à poil blanc et roux, qu’en France on appelle des terre-neuve, et dont les caprices sont parfois inquiétans ; ceux d’ici sont noirs, de taille moyenne, les yeux petits, des dents superbes, et, comme notre vieux Pyrame, rugissant dans la joie, avec une voix pleine et profonde.

Nous avons fait une promenade de trois heures dans l’intérieur et sur les rives. Le pays est joli, l’air se fait sentir moins froid, et la végétation annonce un climat plus supportable que celui de Terre-Neuve. Le sol est ondulé de prairies naturelles, tourbeuses par endroits, mais plantureuses et coupées de taillis de vergnes et de sapins à feuilles argentées. La sapinette d’Amérique, le pin du Canada et quelques thuyas y croissent aussi, mais sans atteindre à de grandes proportions, dans le voisinage de la mer. Le granit se montre à fleur de terre ou perce les flaques d’eau. Rappelle-toi le petit désert de Crevant, dont tu aimais les verts marécages et les arbres grêles : c’est assez la physionomie des terres du Cap-Breton. Nous avons poussé une pointe dans un bois assez fourré, marchant au pas du prince, — qui est un bon pas de promenade, — à travers la vase et les cailloux. Brunet a trouvé moyen de tirer quelques oiseaux, dont une grive du Canada. Bérenger a ramassé un nénufar à fleurs rouges et jaune verdâtre, — la sarracénie purpurea, — que j’ai trouvée aussi et que je te rapporte, plante bizarre et très belle. J’ai réussi, tout en courant, à attraper deux jolis papillons, une argynne et une mélitée. J’ai aperçu beaucoup d’insectes, mais je n’avais pas envie de me laisser oublier dans ces marécages, et j’ai dû les saluer en passant. À quatre heures, le brouillard s’est formé de plus belle et si rapidement épaissi qu’en remontant dans les canots nous n’apercevions plus le navire. On était inquiet à bord ; le sifflet de la vapeur, la cloche et la trompette nous appelaient à toute volée. Ces bruits d’alarme, partant d’un point invisible, avaient quelque chose du rêve. Nous étions à vingt mètres du yacht qu’il nous était encore entièrement caché. Nous voici à bord, mais cette brume obstinée nous défend de bouger. Nous sommes à l’ancre dans