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Tous ces canons garderaient-ils le détroit ? Quelques navires anglais sont en station. La ville est fortifiée sur toutes les coutures. C’est une caserne assez lugubre en dépit de quelques petits cottages jetés autour. Dans la cité anglaise, maisons basses, noires ou jaunâtres, couvertes en tuile. J’ai perdu l’habitude de voir ces vilains chapeaux européens sur les habitations ; les yeux se font vite à s’en passer, et en quittant l’Afrique avec ses terrasses, ses dômes et ses minarets, on s’étonne de la tristesse de nos édifices.

Le prince fait chauffer la Mouche (c’est son petit canot à vapeur), et nous filons sur Algeziras. C’est à huit kilomètres de Gibraltar, je crois ; mais nous allons si vite, que nous y voilà en un clin d’œil. Algeziras est une petite ville très caractérisée, maisons blanches, rues mal pavées, soleil éclatant. Derrière les miradores, grands balcons verts ou plutôt salons fermés de nattes et de jalousies et accolés aux habitations, brillent furtivement quelques yeux très noirs. La place du marché ressemble à un caravansérail. Les soldats n’ont pas mauvaise tenue, le tambour bat aux champs sur une espèce de caisse de cuivre très courte qui ressemble à un tambour de basque, et qu’on attaque à tour de bras. De la promenade, on découvre le pays brûlé, aride, moutonné jusqu’à la montagne et à peine égayé par quelques groupes de pins-parasols ; pas de routes ; on assassine à un kilomètre de la ville. Quand on pense que de là partit la fameuse armada de Philippe II, on regarde tristement la flotte espagnole, composée d’un seul vaisseau de haut bord et d’une douzaine de petits bâtimens.

Retour à Gibraltar. Nous débarquons chez le gouverneur anglais Codrington, qui nous sert un lunch : glaces, gâteaux et sherry. Son jardin, planté sur des terres rapportées, est assez joli. On nous y fait remarquer de beaux géraniums et un dragonnier, le seul, dit-on, qui ait consenti à vivre en Europe. Trente degrés de chaleur. On nous conduit en voiture à la promenade de la ville pour contempler quelque chose de fort laid, la statue de lord Ellyot, coifFé d’un afFreux clac à l’ancienne mode anglaise, culottes courtes, jambes plus courtes encore. Le général regarde la mer d’un air inspiré, style classique ; il tient une clé proportionnée à son sens symbolique, c’est bien la clé de la Méditerranée ; quelle clé ! et quelle chaîne à cette clé ! Il fallait bien soutenir le général pour l’empêcher de succomber à ce poids fabuleux ; aussi lui a-t-on planté une rame dans le dos pour le fixer à son piédestal. Vains efforts ! il tombe. Ajoute au charme de ce monument que la chaîne est dorée ainsi que la clé, ce qui est d’un bel effet sur le personnage peint en jaune. Couleur et forme, rien n’y manque pour le déplaisir des yeux.

Le rocher de Gibraltar, taillé à pic naturellement, a été retaillé à