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jamais ce pays, même après les plus grands désastres. Disons-le sans détours : la Pologne saigne encore aujourd’hui de cette plaie de Tarnow et de Rzeszow ; les massacres de Galicie pèsent encore sur elle comme un souvenir et comme une appréhension ; ils l’ont rendue immobile pendant quinze ans, et à l’heure même qu’il est ils ne cessent de paralyser son action.

La jacquerie de 1846 fut suivie d’une prostration des âmes qui se traduisit par un silence morne dans la sphère de la pensée. Ce silence dura longtemps, et ne fut interrompu pour un moment que par ce phénomène caractéristique de la Lettre d’un gentilhomme polonais au prince de Metternich[1], où le marquis Wielopolski, devenu depuis si fameux, posa pour la première fois sans ménagement, avec un désespoir concentré, la question de l’anéantissement volontaire dans le sein d’un panslavisme vengeur. On se doutera facilement de quel poids étouffant les événemens de 1846 durent accabler l’âme du poète anonyme. Il ne recouvra la parole qu’au bout de deux ans, et il commença alors une nouvelle série de Psaumes, où il s’efforça de verser du baume dans les plaies encore saignantes et de rallumer l’espoir dans les cœurs meurtris. Il devait une réponse à Slowaçki, et il la fit avec mesure, avec force pourtant, mais aussi avec tristesse. Le reproche de lâcheté que lui avait fait Slowaçki pesait surtout au descendant des chevaliers de Bar. « C’est donc la peur, dis-tu, qui a parlé par moi, alors que je pressentais que nous allions vers les ténèbres et non vers la lumière, et que le peuple pourrait bien se déshonorer ? Tu dis vrai : il y a un certain courage dont, pour ma part, je ne m’enorgueillirai jamais. Moi, je tremble devant le supplice de mes semblables ; je n’aime point à pousser dans l’abîme. à la vue de l’opprobre, une frayeur divine s’empare de mon cœur ; les assassins ne me seront jamais des frères : j’aime le sabre, je rougis du couteau ! » Puis l’auteur anonyme élève le débat et discute toutes les théories destructives de Slowaçki, notamment celle de « l’Esprit, éternellement révolutionnaire et torturant les corps pour délivrer les âmes. » Il fait appel à la régénération par l’amour, par un développement continu. « Et c’est là aussi un grand péché, ô poète, dit-il ingénieusement, de ne parler toujours que de l’Esprit, et d’oublier qu’il procède du Père et du Fils, » de faire abstraction des générations passées et de renier le travail douloureux des siècles.

La solution de continuité entre les époques qui ont précédé et suivi la révolution, la rupture de toutes les traditions, l’absence de racines dans les entrailles de l’histoire, qui fait dessécher ou tomber

  1. Voyez la Revue du 15 août 1846.