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vient de me faire ; je suis si obligé à sa majesté et j’ai une si grande envie de la bien servir, que tous les emplois me sont bons, depuis ceux qui conviennent à un sergent d’infanterie jusqu’à ceux du poste où le roi m’a élevé… L’armée est belle et bonne, et s’il y manque quelque chose, ce n’est qu’une seule dont je n’oserai dire mon avis par la bonne opinion et le respect que j’ai pour le choix du roi, que je tiens pour plus infaillible que le pape, et parce que j’ai lieu de croire que vous ne lui avez rien représenté contre ses sentimens. Vous voyez bien que cela ne peut regarder que celui qui la commande. À cela près, j’ai très bonne opinion du reste. L’armée ennemie est pourtant forte ; il y est venu quelque canaille de Hollande, et l’on dit qu’on y en attend encore. Tout cela ne me fera pas tourner ma méchante cervelle. Je vous conjure de me prescrire positivement ce que j’aurai à faire, afin que je ne fasse point de faute, car j’ai toujours peur de manquer. » Le maréchal disait peut-être plus vrai qu’il ne croyait, non sans doute qu’il fût de ces timides honnêtes gens qu’écrase le sentiment de la responsabilité : on ne peut être plus audacieux et plus corrompu ; mais il craignait trop de déplaire au roi pour ne pas perdre à certains momens le bénéfice de son audace. En lui, le courtisan pouvait paralyser l’homme de guerre. Quelles étaient vraiment les vues de Louis XIV ? Quelle était la meilleure façon de lui faire sa cour ? Était-ce de livrer bataille au risque de la perdre, ou de se porter au secours de telle place au risque de la laisser prendre ? Trop souvent il se posait de telles questions, trop souvent il écrivait à Louvois pour les lui poser, ce qui faisait dire à Mme de Sévigné : « M. de Luxembourg accable de courriers. Hélas ! ce pauvre M. de Turenne n’en envoyait jamais ; il gagnait une bataille, et on l’apprenait par la poste. »

Ce n’était pas, d’après Louvois, le moindre défaut de Turenne. Restreindre l’autorité des généraux au profit de la sienne, leur laisser le moins d’initiative possible dans la conduite des opérations dont ils étaient chargés, diriger les armées de son cabinet, telle était la despotique et souvent dangereuse prétention du ministre. Presque tous les généraux l’acceptaient ou se donnaient l’air de l’accepter. Le prince de Condé lui-même affectait une excessive déférence en écrivant au favori, il prodiguait les baisemains, il prenait la peine d’expliquer longuement ses résolutions et de les faire agréer. « C’était, dit M. Rousset, un soin auquel Turenne se pliait difficilement ; lui seul revendiquait nettement les droits de la responsabilité ; » lui seul traitait froidement Louvois comme un novice capable et présomptueux qui s’arrogeait trop tôt le droit de parler en maître à un maître ; lui seul exigeait et obtenait que Louvois reconnût ses torts et vînt faire ses soumissions. C’est qu’aussi le ton