Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

justesse le poète anonyme, « vouloir se suicider, puis, après s’être suicidé, vouloir agir et vaincre ! » C’est pourtant ce que recommandait la propagande démocratique ; elle invitait le peuple à délivrer la patrie, à se lever comme un seul homme, à se défaire au premier moment de l’insurrection de tout propriétaire suspect, à se partager les terres de la noblesse, qui n’aurait droit à la vie nationale qu’autant qu’elle deviendrait peuple elle-même. Ce qu’il y a de tragiquement bizarre dans toute cette œuvre déplorable, c’est que ses apôtres aussi bien que ses adeptes dans le pays furent eux-mêmes des hommes de la noblesse, car la propagande démocratique n’avait nulle action sur les paysans, ni par ses publications, ni même par ses émissaires ; elle s’adressait aux propriétaires, aux gentilshommes, et c’est parmi eux qu’elle trouvait un accueil empressé et qu’elle organisait une vaste conspiration, prête à éclater au signal donné. Que la noblesse du pays acceptât alors si bénévolement et presque si universellement un mot d’ordre venu de Paris, et qui était pour elle le signal de la spoliation et de la mort, cela prouve certes de sa part un grand défaut d’intelligence politique, cela prouve peut-être aussi dans quel profond désespoir la domination étrangère avait jeté le pays ; mais cela devrait prouver surtout combien injustes éternelles furent alors, comme le sont encore aujourd’hui, les déclamations des radicaux de l’Occident contre l’esprit aristocratique et égoïste.de cette pauvre noblesse polonaise, généreuse jusqu’à accepter le communisme,, dévouée à la patrie jusqu’à souscrire à son suicide, et que les puissances du Nord lors du partage, ainsi que Nicolas en 1831, dénonçaient à leur tour comme jacobine.

Il est difficile de concevoir la rapidité et l’extension de ce mouvement démocratique qui emportait alors la Pologne, et dont le dénoûment ne pouvait être, pour tout esprit un peu clairvoyant, qu’une insurrection impuissante aggravée d’un déchirement social horrible. Spectacle émouvant que celui de la situation faite au poète anonyme dans ces événemens ! On ne saurait nier que sa poésie, belle et magnanime entre toutes, n’ait pourtant péché en général, surtout dans les compositions qui suivirent l’Iridon, par un excès d’optimisme spirituel ; elle oubliait trop les conditions de ce monde, elle évangélisait et angélisait les hommes, sans beaucoup penser à leur condition et à leurs devoirs de citoyens, et l’influence de ces œuvres est encore aujourd’hui, à plus d’un égard énervante sur les jeunes esprits. Eh bien ! le poète devait être rappelé de ces sphères éthérées et nuageuses par la plus cruelle des réalités, et l’espace de deux ans sépara seulement les enivremens extatiques de l’Aurore des lamentations déchirantes des Psaumes de l’Avenir (1845). Le