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sur la terre. » Ils se sont rencontrés, tristes et sombres, dans des sphères élevées, « comme deux nuages noirs qui, se rencontrant dans les airs, déversent des torrens de pleurs, mais font aussi jaillir l’éclair qui perce la voûte du ciel et laisse entrevoir la demeure flamboyante de Dieu. » C’est donc cette Béatrix qui est la confidente de toutes ses pensées sur la patrie ; c’est à elle qu’il raconte toutes ses émotions, tous ses pressentimens ; sa nation et sa maîtresse se confondent dans cette suite de canzone intitulée l’Aurore. Le poème commence par la description d’une de ces belles nuits d’Italie qui ont déjà éveillé tant d’émotions profondes. Perdu dans une douce extase, le couple amoureux aspire les suaves fraîcheurs de l’air et regarde l’immense voûte étoilée. Quel calme ! quelle paix divine ! L’univers est comme une harpe immense, un chant grandiose s’élève, le chant de l’accord, de l’harmonie des sphères… Mais dans cet accord un ton ne manque-t-il pas ? Dans ce faisceau de lumière un rayon n’est-il point brisé ? « O ma sœur, dis le ton échappé à la harpe de la vie ; indique l’étoile éclipsée, mais certes non éteinte ; prononce, prononce ce nom : Pologne ! Dieu nous écoute peut-être à une telle heure, et il recueillera de tes lèvres ce ton perdu, le renfermera de nouveau dans son hymne splendide… Ah ! ta bouche tremble, et ta poitrine oppressée peut à peine laisser échapper un soupir… Dieu te comprendra, ma sœur ; Dieu sait bien que le soupir, c’est aujourd’hui le seul nom de ta patrie ! » Ce n’est là que le point de départ de cette série de chants où le poète peint avec une pathétique inspiration les malheurs du présent, les gloires du passé, les espérances de l’avenir. « Nous sommes nés orphelins, dit-il à sa bien-aimée en parlant des générations actuelles ; enfans posthumes, nous avons eu pour berceau la tombe même de notre mère ; le doux regard maternel n’a jamais illuminé nos sourires innocens ; ce n’est point sur un sein palpitant, mais sur la pierre froide des cimetières que se reposèrent nos jeunes têtes. »

Une des plus belles de ces canzone est celle où le poète évoque de leurs tombeaux les anciens sénateurs et les héros de la Pologne, les capitaines illustres et les rois glorieux. Couverts de leurs armures d’acier et de leurs casques rouilles, ils se dressent en un cortège immense, et devant cette grande diète des ombres le poète, d’abord découragé, accusant presque les aïeux d’avoir dépensé l’héritage de leurs enfans, puis ranimé à l’espérance par la voix d’un des héros les plus purs de la patrie, Etienne Czarniecki, — le poète, disons-nous, reprend cette idée favorite du « Christ des nations. » Ce n’est pas seulement la Pologne qu’il voit, c’est l’humanité entière qu’il embrasse. Ici » comme dans plus d’une de ses œuvres, l’écrivain se complaît à comparer notre époque à celle qui a précédé l’ère