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je ne devais pas compromettre Mlle  Roque. Ce fut effectivement Mlle  Roque, et non plus Nama que je vis ce soir-là. Il paraît que le rite était accompli quand j’arrivai. On m’attendait. Le café était servi. Mlle  Roque, parlant patois et vêtue à la française, grave, froide et polie, s’expliqua, et je vis alors à ses discours qu’elle me prenait pour vous. »

— Pour moi ?

« Oui. Elle avait appris vaguement, le lendemain de la mort de son père, qu’elle n’héritait que de la moitié de son avoir, qu’un parent avait droit au reste et viendrait probablement bientôt s’occuper de la vente. Elle avait supposé que l’étranger arrivé si brusquement chez elle vers minuit ne pouvait être qu’un héritier pressé de réclamer, et ne sachant pas si vous ne lui contesteriez point la bastide, elle vous suppliait de la lui laisser.

« Quand j’eus réussi à lui faire comprendre que je n’étais pas vous, mais que je vous connaissais, elle me pria de vous parler d’elle. Il me semblait avoir entendu dire que la maison lui était spécialement réservée ; mais je n’en étais pas sûr, et je promis de le lui faire savoir le lendemain. Quant à elle, consternée et comme stupéfiée par le suicide de son père, elle n’avait absolument rien compris à la communication qui lui avait été faite du testament, et elle avait peut-être regardé comme indigne de sa fierté de se faire expliquer quoi que ce soit. Je questionnai Aubanel comme par rapport à vous, et, sans lui rien dire de mes deux entrevues avec Mlle  Roque, je sus qu’elle n’avait rien à craindre de ce qu’elle redoutait, et je pensai à lui écrire, mais je ne sais pas écrire en indien, et j’avais découvert qu’elle ne savait pas lire le français. On n’a aucune idée de l’abandon intellectuel où son père l’a laissée vivre. Sans sa mère, qui lui a appris le peu qu’elle sait, et les enfans du fermier, qui lui ont parlé provençal, elle n’eût su, je crois, s’exprimer dans aucune langue. »

— Elle parle pourtant un français assez correct ?

— Elle est fort intelligente à certains égards, et sa douceur cache une grande force de volonté. Elle a toujours compris le français, mais elle s’obstinait à ne pas le parler. Quand elle a vu que je ne trouvais pas grand charme à notre dialecte méridional, dont la musique est si rude et les intonations si vulgaires, elle s’est résolue à parler français, et ceci a été l’affaire de quelques jours, une sorte de prodige qu’elle n’a pas su m’expliquer et dont je n’ai pu me rendre compte.

— L’amour ?

— Oui, l’amour ! C’est très ridicule à dire, mais il faut bien que je le dise, puisque je suis ici pour confesser et demander la vérité !