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— Vous ne le croyez pas plus que moi.

— C’est vrai, je sais son nom, mais j’ai promis de ne pas le dire.

Il me fit entrer dans le pied-à-terre qu’il s’était réservé dans sa maison et qui avait une entrée du côté opposé aux appartemens de sa locataire. — Savez-vous, me dit-il en me forçant à boire du vin de Chypre, que votre ami La Florade est déjà venu faire l’Almaviva sous les fenêtres du rez-de-chaussée ? Mais il a perdu son temps, et le voisin Pasquali s’est fièrement moqué de lui !

— C’est donc un séducteur, ce lieutenant ?

— Eh ! oui, et dangereux même !

— Ce n’est pourtant pas un roué, je vous jure, il a trop de cœur et d’esprit…

— C’est pour cela. Je le sais bien, qu’il est charmant, et il a un grand attrait pour les femmes, c’est qu’il les aime toutes.

— Toutes ?

— Toutes celles qui sont jolies.

— Et il les aime toutes à la fois ?

— Ça, je n’en sais rien. On le dit, mais j’en doute ; seulement je sais que la succession est rapide, et qu’il s’enflamme comme l’étoupe.

— Mais vous pensez que Mme  Martin…

— N’est pas pour son nez, je vous en réponds !

— Elle est trop haut placée ?…

— Vous voulez me faire parler, vous n’y réussirez pas !

— Est-ce que j’insiste ?

— Non, mais vous courez des bordées autour de moi ; or je suis un rocher, vous ne pourrez pas m’attendrir.

M. Aubanel était vif et enjoué, et le secret n’avait sans doute pas une grande importance, car il mourait d’envie de me le confier ; mais, au moment de profiter de l’occasion, je m’arrêtai, saisi d’un respect instinctif pour cette femme que j’avais vue un quart d’heure et qui m’avait pénétré de je ne sais quel enthousiasme religieux.

Aubanel remarqua ma réserve subite, s’en amusa, et prétendit que j’étais amoureux d’elle.

— Je ne crois pas, répondis-je en riant ; pourtant, depuis que vous me faites pressentir qu’elle, appartient à une région inaccessible, je ne suis pas assez fou pour souhaiter de la revoir souvent, et j’aime autant…

— Vous sauver chez Pasquali ? Il est trop tard, mon cher, et vous êtes perdu, car la voilà !

Elle accourait pâle et agitée. Paul venait de se blesser en jouant. Une pierre lui avait foulé un doigt. J’y courus. L’enfant gâté criait et pleurait. — Oh ! quel douillet ! lui dis-je en le prenant sur mes genoux. Regardez donc comme maman est pâle ! — Il se tut aussitôt, regarda sa mère, comprit qu’elle souffrait plus que lui, m’em-