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fille, assez jolie, vêtue de haillons immondes comme toutes les paysannes des environs. Il m’aborda en me demandant si j’étais le propriétaire de la moitié qu’il cultivait encore, et si je voulais le garder. Je lui demandai s’il avait un bail, mais il me répondit d’une façon évasive ou préoccupée. Lui aussi semblait atteint de spleen ou d’imbécillité. Sa fille prit pour lui la parole. — Mon père ne comprend pas beaucoup le français, dit-elle d’une voix glapissante ; il ne sait que le provençal. Pauvre homme, il est en peine et nous de même ! Nous avons perdu la pauvre maman il y a quinze jours. Pauvres de nous ! elle nous fait bien faute, elle avait du courage, oui. Il n’y a plus que nous pour servir la demoiselle et la vieille sorcière noire, qui n’est plus bonne à rien. C’est de l’ouvrage, allez ! des femmes qui ne s’aident non plus que deux pierres ! Et aller aux champs, et tout faire, et gagner si peu ! Bonsoir, monsieur, il faudra avoir égard à nous, qui sommes les plus à plaindre !

Après ce discours, débité avec une volubilité effrayante, elle remit sur sa tête un paquet de bruyère coupée et suivit son père, qui était déjà loin.

À peine eus-je repris le chemin de Tamaris, que je vis M. Aubanel venir à ma rencontre.

— Retournons, me dit-il ; vous voilà, sans le savoir, tout près de votre propriété : je vais vous y conduire.

— Oh ! grand merci ! m’écriai-je, j’en viens, et j’en ai assez ! — Et je lui racontai mon aventure, sans lui parler de ce que je croyais devoir lui taire ; mais il me prévint.

— Ne vous inquiétez pas tant de sa position, me dit-il ; Mlle  Roque a une liaison. J’en suis sûr à présent, la fille de son fermier a causé avec la femme du mien. On ne sait pas encore le nom du personnage. Il vient, le soir, bien emmitouflé ; mais, quoiqu’il ne soit pas très assidu, il paraît qu’il a l’intention d’acheter votre part pour la lui donner. Attendez les événemens, et ne vous montrez pas trop coulant avant de savoir à qui nous avons affaire. Or donc venez vous reposer chez moi et vous rafraîchir.

Au bas de la colline de Tamaris, nous vîmes accourir Paul, l’enfant de la charmante locataire de M. Aubanel. Il se jeta dans mes bras, et je le portai jusqu’en haut en excitant son babil. Il était beau comme sa mère, aimable et sympathique comme elle. Aubanel me fit l’éloge de Mme  Martin, dont il était déjà l’ami, disait-il. Aimable et sympathique lui-même, il pouvait être cru sur parole ; mais je remarquai qu’en prononçant son nom, il eut un certain sourire de réticence : elle ne s’appelait pas réellement Mme  Martin, cela devenait évident pour moi.

Comme je souriais aussi, il ajouta : — Vous croyez donc qu’elle ne s’appelle pas Martin ?