Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/539

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Me permettez-vous d’en causer avec M. Pasquali et M. Aubanel ?

— Certainement.

— De leur confier vos intérêts comme les miens propres, et de chercher avec eux le moyen de tirer de ce qui vous reste de quoi assurer votre existence dans des conditions peut-être meilleures que celles où je vous vois ?

— Oui, oui ; mais écoutez : je veux bien vendre, mais je ne veux pas quitter la bastide.

— Comment ! vous y tenez, à cette horrible masure qui vous rappelle à toute heure de si tragiques souvenirs ?

— Où voulez-vous que j’aille ? Je n’ai jamais habité d’autre maison. Je me trouve bien où je suis née. Je ne suis pas loin de l’église pour dire mes prières, et quant à mon pauvre papa, je ne veux pas l’oublier.

Je trouvai une certaine grandeur d’âme dans cette stupidité de caractère, et bien que cette fille de seize ans, qui paraissait en avoir vingt-cinq, n’exerçât sur mes sens aucune espèce de fascination, je me promis de la servir malgré elle du mieux que je pourrais.

— Est-ce que vous reviendrez ? me dit-elle en me reconduisant jusqu’au bas de l’escalier.

— Si cela peut vous être utile, oui.

— Ne revenez pas, reprit-elle sans aucun embarras. Je vous remercie d’être venu : mais une autre fois, si vous avez quelque chose à me dire, il faudra m’envoyer le vieux Pasquali.

— Ou vous écrire ?

— Oh ! c’est inutile, reprit-elle en souriant sans confusion aucune, je ne sais pas lire !

Je m’en allai stupéfait. Je venais de voir un être tout exceptionnel probablement, et comme une anomalie de type et de situation. Je m’expliquai ce phénomène en me rappelant que c’était la fille d’une sorte d’esclave amenée par un Turc ou un Persan à Marseille, et d’un homme atteint peut-être depuis longtemps de la monomanie la plus sinistre. Je m’expliquai pourquoi Pasquali m’avait dit d’elle : « C’est une grosse endormie. » Pourtant cette endormie avait un ami de cœur, un amant peut-être. N’était-ce pas à lui d’arranger ses affaires et de veiller sur son sort ? Il la négligeait, au dire de la négresse ; mais il ne l’abandonnait pas, puisqu’il était jaloux et que je ne devais pas revenir.

Je quittai avec empressement cette lugubre bastide, et je ne me retournai pas pour la regarder. J’étais bien sûr de la trouver plus hideuse depuis que je savais la catastrophe dont elle avait été le théâtre, et que sans doute elle avait provoquée en partie par sa laideur. Il est des lieux qu’on n’habite pas impunément. Je me croisai dans le sentier avec le fermier ou régisseur de Mlle  Roque et sa