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ne rechercherait contre lui que des armes mortelles, que Rome a rencontré une seconde ère de grandeur dans le christianisme, dont Iridion a cru pouvoir faire l’instrument de sa haine, ainsi qu’en rencontra une pareille l’ordre teutonique dans la réforme, ainsi que la rencontrera peut-être encore la Russie dans la civilisation matérialiste de notre siècle. Ce que la Pologne comprit surtout, ce fut cette voix mystérieuse qui envoyait Iridion vers le nord pour y subir une seconde épreuve, qui envoyait « au pays des tombes et des croix » cet idéal du patriotisme hellénique, du patriotisme le plus énergique et le plus beau qu’ait connu l’humanité, mais qui l’envoyait en même temps transformé, épuré de tout sentiment haineux et païen, illuminé par la foi chrétienne et soulevant la croix dans ses bras. La pensée nationale du Wallenrod subit ainsi une transfiguration morale et complète dans cette création de l’Iridion, après avoir eu sa transition dans la figure si admirable et significative du Robak dans le Sieur Thadée. Et, qu’on veuille bien le remarquer, cette épuration successive du sentiment patriotique dans la poésie ne s’accomplissait pas dans des temps relativement apaisés et recueillis : elle coïncidait avec une période de poignantes souffrances ; c’était l’époque des plus dures et des plus implacables persécutions qui aient marqué le règne de l’empereur Nicolas. L’année même où paraissait l’Iridion voyait s’ouvrir une adjudication assurément fort nouvelle dans les annales du monde : on mettait aux enchères publiques, à Varsovie et dans les principales villes du pays, le transport de milliers d’enfans polonais dans les steppes et aux monts Oural. Certes, si le sentiment de la haine nationale a jamais été permis aux poètes, c’était bien à ceux qui s’inspiraient de tant de souffrances infligées à une nation malheureuse, et c’est l’originale grandeur du poète anonyme d’avoir élevé précisément à une telle époque une protestation si énergique contre toute idée de vengeance, d’avoir placé l’éternel amour non-seulement, comme Dante, aux portes de la cité des douleurs, mais au plus profond même des cercles de l’enfer !…


IV

La haine est impuissante, la vengeance ne crée rien ; pour triompher de l’ennemi, il ne suffit pas d’avoir des griefs légitimes, il faut encore le primer par la supériorité morale. — Tel fut l’enseignement que le poète anonyme donna à sa nation subjuguée… Mais comment arriver à cette supériorité ? comment s’y maintenir ? — Par le dévouement, répondait le poète, par le sacrifice ! Attendre la délivrance, non pas du mal qu’on pourrait souhaiter ou faire à l’oppresseur,