Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/515

Cette page a été validée par deux contributeurs.

resse son héroïne ; il sait quelle fut son éducation, il connaît ses goûts, ses occupations, ses divertissemens ; il la suit dans les diverses phases de sa vie, il l’accompagne dans toutes les villes où elle établit sa cour ; il ne nous laisse ignorer aucun des personnages qui l’entourent, gentilshommes ou demoiselles d’honneur. Comment elle protége les arts, quels livres elle lit de préférence, de quelle manière elle fait l’aumône, si elle aime le luxe, quelle sorte de luxe et quelles sommes elle y consacre, nous apprenons tout cela comme si un témoin eût pris la plume pour nous raconter ces choses intimes au jour le jour.

Ce n’est pas que l’histoire soit négligée pour la biographie ; les faits généraux, les événemens politiques ne sauraient être laissés dans l’ombre, quand il s’agit d’une princesse mariée à deux rois de France, et qui, par ce double mariage, a consolidé si heureusement l’unité de la monarchie française. Il est visible cependant que le biographe se sent plus à l’aise chaque fois qu’il parle de la vie quotidienne d’Anne de Bretagne, et que c’est bien là l’originalité de son travail. L’ouvrage est divisé en cinq livres : le premier, consacré à l’enfance de la duchesse, à son éducation, à son mariage, nous conduit jusqu’à la mort de son mari, le roi Charles VIII ; le second nous montre la veuve du roi vivant à Paris, puis en Bretagne, et replacée enfin sur le trône à côté de son second époux, Louis XII ; les trois autres, c’est-à-dire la grande moitié de cette biographie si complète, s’occupent exclusivement de la vie privée de la reine et de la femme. Raconter des événemens qui se trouvent dans toutes les histoires, ce n’est pas une tâche à dédaigner sans doute, quand on peut la rajeunir par la nouveauté des vues et l’intérêt du récit ; le biographe d’Anne de Bretagne s’est proposé un autre but, et de la première à la dernière page de son livre il est resté fidèle à sa pensée ; il a voulu mettre sous nos yeux le détail d’une existence souveraine dans cette période si curieuse qu’illuminent les premiers rayons de la renaissance.

Il y a, je le crois bien, un peu trop de ces menus détails, de ces notes de dépenses, dont le scrupuleux investigateur est si friand. Quand la jeune reine, âgée de quinze ans, quitte la Bretagne pour se rendre en France avec Charles VIII, M. Le Roux de Lincy nous fait la description complète de ses équipages de route ; il entre à tout propos dans des comptes de ménage qui paraissent quelquefois bien longs. N’oubliez pas cependant que le fidèle biographe n’obéit pas toujours aux entraînemens d’une érudition minutieuse, mais aux convenances et même aux nécessités de son sujet. Nous sommes à la fin du XVe siècle, au moment où le soleil de l’Italie va projeter ses rayons sur l’Europe ; le goût des arts, du luxe, des beaux meubles, des riches étoffes va s’associer joyeusement à la renaissance des lettres et au réveil de la pensée. Rappelez-vous le grave Comynes ébloui par les merveilles de Venise. J’avais bien raison de dire que M. Le Roux de Lincy devient, presque sans y penser, le contemporain des âges qu’il étudie. Ces