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sa lutte acharnée avec son sujet, qui est des plus violens et des plus dramatiques. Elle est mieux composée et mieux construite que ses œuvres antérieures, moins encombrée d’ornemens poétiques et de tirades intempestives ; l’auteur a enfin renoncé à cette licence que prennent trop souvent, sous prétexte de fantaisie et de rêverie, les poètes contemporains ; il a enfin compris que dans une œuvre dramatique, qu’elle fût écrite envers ou en vile prose, toutes les paroles doivent se rapporter directement et strictement à l’action engagée et aux caractères des personnages, et non s’égrener et s’égarer de tous côtés comme les perles d’un collier dont le fil s’est rompu. À l’exception de la tirade démocratique du comte d’Ormaison ; tirade obligée, paraît-il, dans toute pièce de M. Rolland, les personnages ne parlent que pour exprimer leurs passions et expliquer leurs sentimens et leurs actions. Le langage du poète porte aussi moins de traces des influences littéraires qu’il a subies, et l’on n’y retrouve plus ces imitations ou, pour mieux dire, ces réminiscences involontaires des poètes contemporains que nous avions dû reprocher à ses précédentes productions. Le style n’a pas été si bien émondé pourtant qu’on ne puisse y découvrir quelques petits emprunts à des muses voisines, et, s’il y tenait beaucoup, nous pourrions lui dire à quel poète et à laquelle des pièces de ce poète il a emprunté le mouvement très vif et très heureux de Jeanne d’Ormaison à la fin du premier acte de son drame :

Je saurai la science, exécrable et charmante,
D’allumer le désir dans un cœur qu’on tourmente…


Mais ce sont après tout de ces emprunts qui sont parfaitement légitimes et qu’un vrai poète est d’ailleurs seul capable de faire, car ce qu’il emprunte à son voisin, ce ne sont pas ses mots, ni même ses sentimens, c’est quelque chose d’invisible et d’insaisissable, le rhythme de la passion, l’intonation du sentiment. Ne le chicanons point et passons.

M. Amédée Rolland s’est battu vaillamment contre son sujet, avons-nous dit ; mais ce sujet, qui est très robuste, a fait mieux que se défendre, car il a lassé son poète après avoir failli l’écraser. Voici en quelques mots la donnée énergique et bien inventée de cette pièce. Jeanne d’Ormaison et Armande de Villiers, toutes deux pupilles d’un docteur Brunel, qui représente dans cette pièce l’inévitable raisonneur de toutes les pièces modernes depuis dix ans, ont été amies dès l’enfance, et leur amitié a continué sans trouble apparent après leur mariage respectif. L’une, qui était pauvre et noble, Armande, a épousé pour sa fortune et son nom le vieux duc de Villiers ; l’autre, qui était riche et bourgeoise, Jeanne, a épousé