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Sur une terrasse voisine, j’aperçois deux Mauresques qui passent à visage découvert et qui me regardent ; je les salue à la mode arabe, en posant la main sur mon cœur ; elles rient. Un vieux nègre arrive, gronde et les fait rentrer. Zohrah accourt, prétend que je la compromets et me fait descendre.

18 juin. — En passant dans la rue avec un de mes amis, nous rencontrons une mulâtresse élégante et même magnifique. Nous l’abordons par curiosité, elle nous répond en français ; elle nous invite sans façon à prendre le café et à venir entendre de la musique chez elle. C’est une danseuse musicienne, type bien caractérisé de la courtisane africaine. Un certain luxe règne chez elle, et elle est propriétaire, dit-on, de deux autres maisons. Un vieux domestique noir, que je soupçonne fort d’être papa à li, faisait chauffer de la soupe au rez-de-chaussée. La dame est très vaniteuse de sa richesse, mais encore plus de sa beauté bizarre. Elle rit comme un vrai nègre, en montrant des dents à n’en pas finir ; elle est fort naïve dans son amour d’elle-même. Il semble qu’il n’y ait qu’elle au monde, tout a été créé pour elle, tout se rapporte à sa personne. Sitôt qu’on ne s’occupe plus d’elle, elle tombe dans la tristesse et s’endort. Elle imite le chant et les danses françaises d’une façon hétéroclite et veut de grands complimens. Bonne créature, moitié enfant, moitié singe.

Il fait chaud, trente degrés à l’ombre.

19 juin. — Au pied des rochers de la place Bab-el-Oued, au bord de la mer, quelques vieilles Mauresques et deux négresses ont allumé un brasier sur lequel brûle de la myrrhe ou de l’encens. Un coq est égorgé, et son sang coule au milieu des flammes. Après avoir abandonné la plume au vent, on déchire la victime, on en jette les morceaux au loin dans la mer ou sur le rivage. Cette cérémonie, que les bons musulmans traitent de sacrilège et considèrent comme un pacte avec les mauvais esprits, me semble une tradition des sacrifices antiques.

Les Arabes et les Maures célèbrent depuis hier les fêtes de l’aïd-kebir, qui marquent pour eux la fin de l’année. Les Français les appellent fêtes du mouton : chaque famille achète un de ces animaux, l’immole à domicile pour la rémission de ses péchés, en mange un peu et donne le reste aux pauvres. Alger depuis deux jours n’est qu’une vaste boucherie.

Les nègres parcourent les rues en battant la grosse caisse et en faisant résonner de grandes castagnettes de fer, les crotales antiques. Ils vont partout, faisant la quête aux sous, dansant et chantant. Six de ces musiciens s’arrêtent au carrefour de la rue Duquesne. L’un d’eux, vêtu de rouge et coiffé d’un haut bonnet