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veloppe et la drape tout entière. Le haut de cette draperie retombe jusqu’aux sourcils ; un mouchoir blanc, noué par derrière, cache le bas du visage jusqu’aux yeux. Le haïk est retenu sur la poitrine par de grandes épingles kabyles d’où pendent de longues chaînes d’or à quatre rangs. Tout ceci est la mode invariable pour les riches ; mais la Mauresque aspire à porter le costume européen, et elle y arrivera. Le rêve de lalla Zohrah est de posséder une crinoline, une robe de soie noire à volans et un chapeau à l’espagnole avec des plumes ; elle a même acheté déjà des bottines vernies qu’elle n’ose pas mettre, mais qu’elle regarde avec amour et montre à ses amies avec orgueil.

Maintenant tu veux savoir quelles peuvent être les idées de ces femmes-là. Je suis trop nouveau dans le pays pour te dire ce qu’elles pensent en général ; mais voici un échantillon des opinions et des raisonnemens de Zohrah. Tout en appelant fantasia chrétienne la procession qu’elle vient voir, elle me dit qu’elle n’y vient pas par simple curiosité, mais par vénération pour Sidna-Issa (Jésus-Christ), qui est aussi grand prophète que Sidna-Mohamed (Mahomet). « Pourtant, ajoute-t-elle, ces fantasias, ces fêtes, sont un effet de l’habitude ; les lois religieuses veulent qu’on s’y conforme, mais Dieu y est fort indifférent ; il n’est pas là, il n’est pas dans la mosquée, il est partout. » Elle dit tout cela en très mauvais français, mais elle se fait bien comprendre, et ses idées sont nettes. Je suis très étonné de ses notions philosophiques, et je te les donne pour exactes. Je ne les arrange pas du tout.

Elle est pourtant loin de se poser en esprit fort. Elle paraît très enfant à tous égards. Je la connais fort peu ; si j’ai occasion de la revoir, je te la décrirai aussi exactement qu’un beau papillon.

3 juin. — Déjeuner à Mustapha, au café des Platanes, joli endroit vis-à-vis du Jardin-d’Essai ; promenade ensuite dans ce même jardin. J’examine les bambous, les bananiers, les palmiers à cire, les figuiers à caoutchouc, les arbres à vernis, à suif, à indigo, etc., le tout peuplé d’autruches et de gazelles. Retour à Alger par un corricolo. Dîner chez M. Sarlande. J’y ai trouvé M. Roche, consul plénipotentiaire près le bey de Tunis, prince très progressiste et très ami de la France. M. Roche est un homme de grand mérite, à qui cette partie de l’Afrique devra beaucoup.

4 juin. — Chaleur lourde et temps couvert. Je flâne au hasard dans les petites rues de la ville haute. Maisons carrées à terrasses, petites fenêtres grillées ou à volets verts, il vaudrait mieux dire lucarnes, car on peut à peine y passer la tête. Ces avares ouvertures sont souvent uniques sur un grand pan de mur nu, d’un blanc éclatant. Les maisons, échancrées profondément par le bas,