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galop, suivi de deux autres qui déchargent simultanément leurs fusils au milieu du groupe des femmes. Celles-ci répondent à cette provocation par des cris de triomphe, le you, you, you classique, qui, dans le gosier de deux cents coryphées, caresse le tympan d’une étrange façon. C’est sauvage, solennel et burlesque en même temps. En guise de points d’orgue, chaque cavalier qui passe vous lâche dans la figure un coup de fusil ; c’est, dit-on, une politesse. Je ne crois pas qu’il faille être dupe de tant de courtoisie ; je n’ai pas vu diriger une seule décharge du côté de la route, où se tenaient les croyans. Leur préférence pour nous m’a donc paru manquer de vraisemblance.

Je ne te fais pas la description des chevaux et des cavaliers, tu l’as lue dans Fromentin, c’est exact. C’est aussi beau que ça. Un cavalier hadjout, enveloppé d’un immense haïk blanc comme la neige, qui laissait apercevoir de temps en temps son riche costume de velours et d’or, était superbe ; mais combien d’autres l’étaient aussi !

Cette fantasia est une rage. C’est comme ce classique fandango qui, en Espagne, faisait, dit-on, danser les juges sur leurs sièges. À mesure que le délire s’empare de l’assistance, on voit ici des gens graves abandonner leurs postes et s’élancer dans l’arène. Les caïds n’y manquèrent pas, et l’agent de la police maure lui-même, ennuyé d’avoir reçu maint coup de feu au derrière, abandonna sa consigne, emprunta un cheval, trouva, je ne sais où, un fusil de quinze pieds de long, et, sans respect pour son uniforme de sergent de ville africain, fit à son tour voler la poussière et les nuages de poudre au nez ou dans les jambes des assistans.

La fantasia dure deux heures, après quoi hommes et femmes, musulmans et chrétiens s’entassent pêle-mêle dans les omnibus. Les vrais dévots, qui sont venus de trente et de quarante lieues, campent dans le cimetière. Je n’ai pas vu un seul Juif à cette fête, mais bien deux mille Arabes, Maures et Kabyles.

20 mai. — Temps humide et lourd. Je vais voir siéger la cour impériale. Fier, calme, immobile, promenant ses regards dédaigneux sur l’assemblée et sur ses juges en robe rouge, un Mozabite est assis au banc des accusés. Les Mozabites sont musulmans, mais d’un rite particulier. Ils ont à peu près les mêmes mœurs que les Kabyles, dont ils partagent l’origine, bien qu’ils habitent le désert, tandis que le Kabyle vit dans la montagne. Leur haine commune contre l’Arabe donne souvent lieu à des scènes sanglantes. Celui que j’ai sous les yeux est atteint et convaincu d’avoir tué un Arabe que l’acte d’accusation appelle un sien coreligionnaire. Pour lui, c’était un ennemi ; il avait une injure à venger, il s’est fait justice