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compte de tout, comme si nous étions ensemble, devisant, observant, devinant quelquefois et riant de bon cœur à l’occasion. Tout mon but est de te distraire de mon absence et de me dissimuler la tienne en vivant à toute heure avec ta pensée : c’est une bonne habitude que je n’ai pas envie de perdre.


15 mai, à bord du Louqsor.

Comptés, recomptés, numérotés pour ainsi dire, les passagers prennent possession de leurs cabines, lisez tiroirs. Grand calme dans le port de Marseille, on s’en réjouit. Bah ! au sortir de la Joliette, on commence à tanguer ; une heure après, le pont est désert.

À trois heures, nous perdons la terre de vue. La mer n’est pas commode : j’ai faim quand même. La houle n’est qu’au large. Ton rivage provençal est tranquille. J’espère que tu l’es aussi.

À sept heures et demie, mer très forte. Je m’y attendais bien après les orages de ces jours derniers sur Toulon. Il nous faut traverser des lames endiablées ; mais qu’allais-tu faire sur cette galère ? Voyageur, prends ton parti de ne pas dormir.

Terribles coups de mer. Le pont est envahi par les vagues. Les militaires qui s’y sont installés roulent comme des boulets d’un bord à l’autre, en criant comme des damnés et disant en leur cœur, comme Panurge : « Heureux celui qui plante choux, car il a un pied sur la terre, et l’autre n’en est éloigné que d’un fer de bêche ! » Le capitaine les fait tous disparaître. Il y a six pouces d’eau dans le salon. « N’ayez pas peur ! » crie une voix ; ceci augmente généralement la peur. Je me rendors, les pieds en l’air, la tête en bas, et puis tout debout, puis hors de mon lit, je ne sais où et je ne sais comment. Je ne suis pas sûr de dormir, mais je suis dans un rêve bizarre, accompagné de bruits fantastiques. À une heure du matin, le roulis diminue, et je commence à retrouver la notion de la verticale, que j’avais absolument perdue, et mes souliers, qui s’essaient à la navigation en flottant sur l’eau qui clapote au milieu de la cabine.

Mais ce n’est pas fini. Tout craque, le navire se plaint comme un grand cétacé qui aurait le mal de mer. À huit heures, la houle est un peu apaisée. Il pleut, personne sur le pont, si ce n’est le prêtre algérien à la longue barbe et toujours nu-tête. À dix heures, nous sommes en vue des côtes de Minorque, la pluie cesse, un navire au large. Le pont se repeuple.

À deux heures et demie, nous perdons Minorque de vue. Beau temps, bonne mer. Presque tout le monde dîne ; ciel magnifique. Je reste à regarder tout mon soûl la lune, qui se regarde tout son soûl dans la mer. Quelques hirondelles posées sur l’arrière du na-