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parût se trop démentir, il lui était fourni un prétexte légitime de tendre la main aux esclavagistes, elle pourrait succomber à la tentation et saisir l’occasion de rouvrir les marchés du sud, comme de précipiter, de rendre peut-être irrévocable la dissolution d’une puissance dont l’accroissement prodigieux est pour elle un sujet d’inquiétude. L’Angleterre a cependant de nombreux motifs de prudence. S’il est probable que le début d’une guerre fût favorable à ses armes, l’expérience a dû lui apprendre à ne pas dédaigner des adversaires dont l’énergie s’est plus d’une fois retrempée dans les revers ; le commerce maritime de l’empire britannique redouterait justement les suites d’une rupture pour les richesses immenses qu’il crée par son activité et qu’il transporte à travers les mers, factor et portitor. De son côté, le gouvernement fédéral a de graves difficultés à surmonter ; il doit savoir aujourd’hui qu’il verrait l’opinion de l’Europe se prononcer contre toute violation des droits de la neutralité. Les avertissemens n’ont pas manqué, et la France, dans la dépêche de M. Thouvenel à notre ministre aux États-Unis, a donné des conseils dont on ne peut, à Washington, ni contester la sagesse ni méconnaître l’intention. Néanmoins les susceptibilités sont éveillées en Angleterre comme aux États-Unis, les amours-propres sont froissés, les intérêts restent engagés. L’élasticité des principes généraux, le manque d’accord et de fixité dans la jurisprudence des nations sur la neutralité, créent une source incessante de conflits entre deux peuples également jaloux de leurs droits, également prompts à prendre feu pour les défendre. De nouvelles difficultés ne seront évitées que si tout le monde s’emploie à les prévenir, que si les Américains, dans l’exercice de leurs droits de belligérans, se souviennent qu’il est de leur honneur et de leur intérêt de rester ce qu’ils ont été longtemps, les champions des privilèges des neutres, — si les Anglais aussi, dans leur ardeur à soutenir de nouvelles et libérales doctrines, se rappellent une époque où ils imposaient rigoureusement à autrui les contraintes et les restrictions qu’ils ont aujourd’hui tant de peine à supporter.

En France, dès que l’affaire du Trent a été connue, l’opinion publique, quoique généralement plus sympathique à l’Amérique qu’à l’Angleterre, n’a cependant pas hésité à donner raison à cette dernière. Tous nos souvenirs, toutes nos traditions, condamnaient l’acte d’agression dirigé contre un pavillon neutre. Vainement, pour justifier cet acte, essayait-on de s’appuyer sur des précédens plus ou moins exacts qu’on opposait à l’Angleterre. On avait beau jeu pour répondre qu’à tant faire que de changer de doctrine, mieux valait en répudier une mauvaise pour en adopter une bonne qu’en déserter une bonne pour en prendre une mauvaise. Toutefois, sauf