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noir d’où devait un jour venir la tempête, et pressenti dans la race barbare des Germains les destructeurs futurs de la ville éternelle. Il se rendit dans la Chersonèse cimbrique, « dans la terre aux torrens argentés » et au milieu de ces peuples Scandinaves, non pas pour les entraîner vers l’ennemi commun, mais pour y trouver une épouse : un oracle lui avait prédit que d’une telle alliance naîtrait le malheur de Rome. L’opposition du génie hellénique cultivé jusqu’au raffinement et du génie germain inculte et héroïque est indiquée brièvement, mais avec un art supérieur. Le Grec fixe son choix sur la plus pure des vierges, sur Grimhilde, la fille du roi Sigurd, la grande-prêtresse d’Odin : c’est l’Othello civilisé charmant une Desdemona barbare. « Je ne connais pas ta patrie, lui dit-elle, tes ennemis, je ne les connais pas ; le pays où tu me mènes, je ne l’ai jamais vu, même dans mes songes. Et pourtant j’irai, ô malheureuse, ô vierge déshonorée, j’irai frappée de la malédiction d’Odin. » Une réelle grandeur empreint cette scène où Grimhilde vient s’asseoir pour la dernière fois sur la pierre sacrée et chanter son dernier chant dans la forêt sainte du dieu du Nord, au milieu des chefs de hordes, des seigneurs des champs, des rois de la mer et de leurs matelots. Inspirée, les yeux plongés dans l’espace infini, elle pressent les siècles qui viendront, entend le marteau de Thor réduisant en poussière les casques et les boucliers, les crânes et les poitrines des hommes ; elle voit ses frères, ses peuples abandonner « la terre aux torrens argentés » et se précipiter sur une ville immense, une ville à sept collines, dont elle essaie en vain de trouver le nom : ce nom la suffoque et ne peut s’échapper de sa poitrine torturée. Alors le Grec s’avance hors des rangs de la foule haletante ; à la stupéfaction et à l’indignation de tous, il franchit la terrible enceinte, et, penché sur la prêtresse, il lui dit : « Par le nom de Roma, nom de tes ennemis et des miens, je te rappelle à la vie ! — Lève-toi, Grimhilde. » Puis il se tourne vers la foule, et trois fois il crié Roma ! La jeune fille se lève, répète après lui le nom mystérieux, et elle suit l’étranger comme l’épouse suit l’époux…

C’est de cette union si étrangement assortie par le destin, c’est de ces deux époux établis dans une île de la mer ionienne où tout rappelle le passé, que naissent deux enfans, gages d’amour, gages surtout de vengeance, deux enfans qu’Amphiloque, au retour de ses expéditions dans les archipels voisins, bénissait pendant leur sommeil en leur disant : « Souvenez-vous de haïr Rome ! Devenus grands, que chacun de vous la poursuive de sa malédiction : toi, par le fer et la flamme ; toi, par l’inspiration et toutes les perfidies de la femme. » Le prologue finit par le tableau émouvant de la mort de Grimhilde.