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devint très pâle et sembla se raidir sur lui-même. — Est-ce avec intention que vous m’avez si rudement heurté ? demanda Richard de cette voix brève et nette que prend tout homme qui cherche une querelle.

C’était Maurice qui eût été en droit de faire cette question ; mais il comprit qu’il avait affaire à un adversaire décidé à tout, et il répondit simplement : « Je suis à vos ordres. » On échangea les cartes, et nous allâmes reprendre nos places aux stalles d’orchestre. Maurice s’était hâté de me présenter un des jeunes gens qui l’accompagnaient, et j’avais pris rendez-vous avec lui, afin de régler les conditions de la rencontre.

Le spectacle terminé, comme je rentrais à l’auberge, on me remit un billet de Maurice, qui me priait de me trouver aux allées de Tourny le lendemain, vers sept heures, avant d’avoir vu ses témoins. Je fus exact. Maurice m’attendait, et vint à moi dès qu’il m’eut reconnu. Il alla droit au fait avec une netteté qui prouvait une résolution prise. — M. Richard est-il venu à Bordeaux avec l’intention de me rencontrer, ou la scène d’hier au soir n’est-elle que le fait du hasard ?

Je ne lui déguisai rien.

— Alors, reprit Maurice, l’affaire doit suivre son cours, il est impossible de l’arranger ; sans cela, j’eusse été heureux de donner satisfaction à un homme envers lequel j’ai eu des torts.

Il me salua, comme pour s’éloigner. Je le pris par le bras en lui disant : « Parlons de Geneviève ! » et je lui racontai tout ce que je savais de l’abandon et de la misère où s’étiolait la pauvre fille.

Il eut un geste d’impatience. — Eh ! mon Dieu ! me répondit-il, je suis disposé à faire pour elle et pour son enfant tout ce qui me sera possible ; mais avouez que si, aujourd’hui même, j’essayais de régulariser leur position, ou si seulement je prenais vis-à-vis de vous l’engagement de la régulariser, je paraîtrais subir une pression et n’agir que sous le poids des provocations de M. Richard. Je ferai ce que je dois faire, mais à mon jour et à mon heure. Cette querelle est très sotte pour moi, elle me contrarie plus que je ne puis le dire. Je dois me marier dans quinze jours, et le bruit qui va se faire autour de ce duel pourra très bien remettre tout mon avenir en question.

Il s’échauffait par degrés, il s’irritait lui-même par son propre ressentiment, car je restais silencieux et me contentais de l’écouter ; enfin il éclata. — Eh ! croyez-vous donc, me dit-il, que cette aventure n’ait pas fini par me fatiguer tellement que, pour la fuir, j’ai dû me réfugier ici ? Qui se serait attendu à ce dénoûment, et qui aurait pensé que, prenant feu et flamme pour une ancienne maîtresse, M. Richard viendrait me compromettre dans ma ville natale,