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d’elle. Je ne parlai point de ma rencontre à Richard. L’avenir du reste sembla donner tort à mes prévisions, car, plusieurs mois après avoir vu Geneviève, je l’aperçus dans un petit théâtre du boulevard avec Maurice ; elle paraissait gaie, heureuse et rajeunie.

Quant à Richard, il était toujours le même, taciturne, travailleur ; il n’avait fait aucun progrès, ses souvenirs le ravageaient. — Qu’avez-vous donc ? lui dis-je un jour qu’il était plus pâle et plus abattu que de coutume. — Ah ! répondit-il avec un soupir profond, j’ai un mal dont je ne guérirai pas. — Parfois il rompait tout à coup les longs silences où il s’oubliait souvent par une phrase qui prouvait qu’il ne faisait que continuer à penser tout haut, et toujours dans ce cas il parlait de Geneviève. D’ailleurs il n’avait rien changé à sa vie, qui était très simple. Le matin il faisait des armes, tout le jour il travaillait, le soir il restait chez lui ou venait chez moi. Bien souvent il lui est arrivé de s’asseoir au coin de mon feu, de me dire bonjour en entrant, de demeurer là deux heures sans ouvrir la bouche et de partir en disant : « Allons ! voilà encore une journée passée ! » Sur mes instances, et voulant, lui-même réagir contre la torpeur de ce chagrin dans lequel il se complaisait, il résolut d’aller visiter l’Italie, qu’il ne connaissait pas. Son absence dura une année, pendant laquelle il ne m’écrivit pas une seule fois ; mais au débotté il accourut chez moi. Son premier mot fut : « Savez-vous comment va Geneviève ? » Puis il me raconta, non pas le voyage qu’il avait fait, mais le voyage qu’il aurait fait, si elle eût été avec lui. Depuis trois ans que Geneviève l’avait quitté, il en était au même point ; le temps, le travail, le voyage avaient émoussé sur lui leurs forces destructives ; il était amoureux et plein de regret comme au premier jour.

Richard était revenu à Paris depuis deux ou trois mois, lorsqu’un matin je reçus une lettre de Geneviève, qui me priait de passer chez elle. Je m’y rendis en hâte. Je montai au cinquième étage d’une maison d’assez triste apparence. L’escalier, obscur et resserré, ressemblait à un escalier de service ; il aboutissait à un palier où donnaient trois portes à un seul battant ; tout cela sentait la misère et l’abandon. Je trouvai Geneviève dans un petit appartement composé de deux pièces, auxquelles le papier de tenture, fané, gras et déchiré, donnait un aspect de pauvreté sordide. Il faisait froid, mais il n’y avait pas de feu dans la cheminée ; Geneviève était à demi couchée sur un vieux fauteuil, enveloppée d’un châle, maigrie, changée à ne pas la reconnaître. Près d’elle, sur le carreau nu, un petit garçon d’environ deux ans, couvert d’un mauvais sarrau d’indienne, jouait avec des cocotes en papier. Je regardai ce délabrement avec surprise. — Qu’y a-t-il donc ? — demandai-je à Geneviève.