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sur la petite charrette, et je regardai partir tout cela, morne et désolé, comme on regarde sortir d’une maison le cercueil qui contient un être cher que la mort a élu. J’ai été sur le point d’aller vous voir et de vous crier : Au secours ! mais à quoi bon encore ? Que pouviez-vous me dire que je ne me disais moi-même ? Je me suis sauvé à la campagne, je me suis plongé dans la nature ; mais la grande consolatrice ne m’a point consolé. J’en ai voulu aux arbres de verdir, au ciel d’être bleu, aux étoiles de briller ; il m’a semblé que tout était heureux, excepté moi, et je me suis demandé avec un découragement sans bornes si je n’étais pas victime d’une destinée qui me rendait incapable de bonheur. Quand je suis revenu ici, mon atelier m’a paru plus vaste que le désert. Je me suis remis au travail cependant, moins pour travailler que pour m’occuper. Je fais une Ariane. Ne riez pas, c’est encore moi ; mais je vous jure Dieu que ce ne sera point Bacchus qui me consolera : je ne me laisserai point abattre par cette infortune terrible, et c’est à l’art seul que je demanderai la résignation à défaut de l’oubli. Quant à Geneviève, je n’en ai pas plus entendu parler que si elle était morte, et je ne sais même pas si elle habite Paris. »

J’écoutai sans l’interrompre ce récit, qui ne m’étonna guère, et je me gardai bien de dire à Richard que j’avais prévu ce désastre depuis longtemps. À partir de ce jour, je le vis souvent ; il avait rompu avec ses anciens amis, dont la présence l’embarrassait. « Il me semble, me disait-il, qu’on se moque toujours de moi, et cette seule pensée me met en fureur. » Il aimait à me voir, car il n’ignorait pas la tendre amitié que j’avais pour lui Avec moi du moins, il ne se contraignait pas et laissait déborder son cœur. Son humeur était très variable, et selon le vent qui soufflait, selon les rêveries qui l’obsédaient, il était plein de colère ou plein d’attendrissement. Je respectais ces contrastes dont je reconnaissais l’impérieuse impulsion, et, loin de discuter avec lui, j’essayais de le consoler en m’associant à ses idées, quelque mobiles qu’elles fussent. Un jour qu’il ne pouvait travailler, il recommença vingt fois son modelé et d’impatience il jeta son ébauchoir. — Je ne puis rien faire aujourd’hui, dit-il, j’ai la main agitée, j’aurai fait des armes trop longtemps ce matin.

— Eh ! lui dis-je, je ne savais pas que vous fissiez de l’escrime ! Depuis quand donc avez-vous pris goût au fleuret ?

— Il y a déjà longtemps, répondit-il avec vivacité et en détournant la tête avec quelque embarras ; c’est un exercice qui m’est salutaire, et puis cela me distrait.

Ce jour-là, il était très irrité et me parla de Maurice avec beaucoup d’amertume. « Qu’avait-il besoin de Geneviève, ce monsieur ? me disait-il ; puisqu’il se pose en homme du monde, que fera-t-il d’une pauvre fille qui ne sait ni A ni B ? Il y a dans la société plus