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mais qui pour elle devaient être un aveu tacite et sans cesse renouvelé. Dans les conversations générales, il savait dire des phrases que Geneviève s’appliquait, qui la troublaient comme si elles avaient été mystérieusement murmurées à son oreille. Un soir, on parlait de l’amour. — Quand on fait tant que d’aimer une femme, s’écria Maurice, il faut en être éperdu ! — Geneviève leva vers lui des yeux chargés de reconnaissance et d’émotion. Je ne sais pourquoi ce manège m’irrita, et m’adressant à Maurice, je lui dis : — Cette pensée n’est pas de vous, mon cher monsieur, elle est de Diderot

— Cela prouve que M. Maurice lit beaucoup, — repartit très vertement Geneviève. Puis, se tournant vers Maurice, elle ajouta : — Prêtez-moi Diderot, vous me ferez plaisir.

Ce soir-là, le hasard m’avait fait partir en même temps que Maurice : nous fîmes route ensemble ; il se montra fort aimable, plus empressé même que je n’aurais voulu ; on eût dit qu’il cherchait un allié. Fut-il sincère, voulut-il m’éblouir un peu en affichant une force factice et du mépris pour les vertus admises qu’il appelait des préjugés ? Je l’ignore ; mais il parut s’abandonner sans contrainte. Il n’était point méchant, je le répète ; , ce n’était qu’un sot très capable de faire le mal par insouciance et par vanité, mais hors d’état, je le pense, de méditer une mauvaise action. C’était un de ces hommes, trop nombreux, qui se croient délivrés de tout devoir en ce monde parce que leurs pères ont gagné une fortune que l’héritage doit leur assurer. En somme, il ne se plaignait que d’une chose : il n’avait pas assez d’argent pour vivre à sa guise ; il accusait amèrement son père de ne pas lui faire une pension suffisante, — Bah ! disait-il, tous les grands parens sont absurdes et parce qu’ils ont travaillé comme des nègres, ils ne veulent pas que nous nous amusions ! Je dois être riche, je le sais : pourquoi, irais-je me fatiguer à courir après quelque poste de province dans la magistrature ou dans l’administration ? La belle gloire que d’être substitut ou sous-préfet ! C’est là le rêve de mon père, mais si je faisais la sottise de lui obéir, je donnerais ma démission dès qu’il serait mort, ce qui serait peu gracieux pour sa mémoire, ajouta-t-il en ricanant. La vie est faite pour s’amuser, voilà, ce que mon père ne veut pas comprendre ! — Là-dessus nous nous quittâmes. — Avez-vous vu le Mariage de Figaro ? lui demandai-je en prenant congé de lui.

— Oui, et pourquoi ?

— Eh. bien ! rappelez-vous ce que dit Brid’oison : « Il y a des choses qu’on ne doit dire qu’à soi-même ! »

Quelques jours après, j’allai chez Richard dans la journée. Il était sorti, mais je trouvai Geneviève, à laquelle je fis une courte ; visite. Malgré son accueil gracieux, il ne me fut pas difficile de reconnaître qu’elle me battait froid ; involontairement elle me reprochait de ne