Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

textes, nier l’origine cartésienne de Spinoza pour aller chercher, à grands renforts de conjectures, des origines lointaines et douteuses, tantôt la kabbale, tantôt Maïmonide, tantôt Averroès, tantôt même des personnages que Spinoza n’a jamais cités et qui n’ont avec lui aucune analogie sérieuse, j’ose dire que ce n’est pas être fidèle aux lois de la bonne et sévère critique, de cette critique dont l’exact et profond interprète de Platon, de Proclus et d’Abailard nous a donné tant d’admirables leçons et tant de modèles accomplis.

Je me demande maintenant quel avantage on peut se promettre de cette brusque et tardive réhabilitation du pur cartésianisme primitif, entreprise aux dépens de la vérité historique. Supposons qu’elle aboutisse à faire un instant illusion. Voilà Descartes délivré des soucis de la paternité, n’ayant plus rien de commun avec ces deux indignes fils qu’on lui attribuait, Malebranche et Spinoza ; le voilà pur de tout panthéisme, de tout fatalisme, de tout mysticisme ; il a toujours marché droit ; jamais il n’est tombé, jamais il n’a glissé, ni chancelé, ni dévié. Il est le philosophe parfait, impeccable, infaillible. Soit ; mais alors expliquez-moi, je vous prie, pourquoi il est arrivé au système de Descartes ce qui arrive à toutes les œuvres humaines. Elles vivent quelque temps, puis elles meurent. La vérité seule ne meurt pas. Quoi ! le cartésianisme est la vérité même, et il est mort ! C’est impossible. Et puis, si Descartes n’avait pas besoin d’être réformé, à quoi bon Leibnitz ? Quelle est la raison d’être de ce grand continuateur, de ce grand réformateur du cartésianisme primitif ? Toute l’histoire de la philosophie moderne perd son enchaînement, car supposé, comme je le crois, que la philosophie du XVIIe siècle, toute grande qu’elle puisse être, ne soit après tout qu’un mélange de vérités et d’erreurs, on s’explique la réaction du siècle suivant, on s’explique Locke, Voltaire, Reid et Kant ; mais, si le cartésianisme est sans mélange d’erreur, s’il donne le dernier mot de tous les problèmes, comment se fait-il que le gouvernement des intelligences se soit un jour échappé de ses mains pour passer aux mains triomphantes des pères et des patrons de l’Encyclopédie ? Quoi ! la vérité absolue était là, et on a fermé les yeux pour ne pas la voir ! La philosophie était faite, et on lui a tourné le dos !

Mais laissons-nous persuader qu’il n’y a aujourd’hui rien de mieux à faire que de revenir purement et simplement à Descartes : espère-t-on avoir mis un terme à nos agitations intellectuelles et coupé la racine du panthéisme et de toutes les erreurs ? Si étrange que soit l’idée de constituer une sorte d’autorité infaillible en philosophie, cela n’est pas nouveau dans le monde, cela s’est déjà vu. Au temps d’Ammonius Saccas et de Plotin, on s’avisa d’attribuer à