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l’homme est infinie, ce qui est une exagération singulière ; il a mérité la seconde en disant que l’indifférence est le plus bas degré de la liberté, et que plus la volonté est déterminée, plus elle est libre. Et quand Descartes ose soutenir cette étrange théorie que Dieu a fait le monde par un acte entièrement indifférent, et que le bien et le mal, le vrai et le faux, le beau et le laid, ne sont tels que par la volonté de Dieu, si l’on va au fond de ces paradoxes extraordinaires, on trouve encore la même erreur radicale, l’absorption, en Dieu comme chez l’homme, de la volonté dans l’entendement.

Considérez maintenant que Descartes réduit d’une part le monde matériel à une étendue passive, de l’autre le monde spirituel à des âmes dont il affaiblit et efface l’activité ; songez d’ailleurs que toute la métaphysique de Descartes a pour basé le dualisme de la pensée et de l’étendue, dualisme qui rend impossible toute influence de l’âme sur le corps et du corps sur l’âme, et vous comprendrez que le jour où parut un penseur intrépide, amoureux de logique et d’unité, le double univers de Descartes vint s’absorber, comme de lui-même, dans une substance universelle, unité suprême où se résout et se concilie la dualité de la pensée et de l’étendue, cause unique où le corps et l’esprit, par eux-mêmes impuissans, trouvent le secret de leur correspondance et le principe de leurs actions. Or qu’est-ce que cette idée, si ce n’est celle de Spinoza ?

Elle sortait si naturellement de Descartes qu’au même moment, en France, en Hollande, en Angleterre, des hommes qui ne s’étaient point entendus, qui ne pouvaient pas s’entendre, arrivaient par dès chemins un peu différens à la même conséquence. Malebranche est de l’Oratoire, Fénelon est de Saint-Sulpice, deux foyers de religion et de philosophie fort opposés. Tous deux sont catholiques ; Clauberg et Geulincx sont protestans, Spinoza est juif. Et cependant entre tous il y a un air de famille, et c’est toujours la même doctrine avec des atténuations plus ou moins caractérisées. Ici toute citation serait inutile ; les analogies sont avérées[1]. Comment soutenir devant un pareil fait que le panthéisme de Spinoza est un accident, que Spinoza est un pur juif, égaré par la tradition hébraïque ? C’est fermer les yeux à l’évidence ; c’est

  1. M. Damiron a pourtant cité fort à propos devant ses confrères de l’Académie des Sciences morales des passages décisifs de Geulincx et de Clauberg. Nous lui emprunterons celui-ci : « Il faut avant tout, dit Geulincx, se purger l’esprit du préjugé de l’efficace en ce qui regarde les créatures, parce qu’il n’y a véritablement d’efficace qu’en Dieu, ensuite parce que c’est Dieu qui fait en nous la pensée comme il fait le mouvement dans les corps, que c’est lui pareillement qui agit par le corps sur l’Ame et par l’âme sur le corps, qu’il est la cause unique et la cause immanente et non distincte de ses effets. » On dirait ce passage écrit par Malebranche ; le dernier trait semble être de Spinoza lui-même.