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ni les commentaires des livres kabbalistiques. Une seule fois il parle des kabbalistes ; sait-on comment il les traite ? « J’ai voulu lire, dit-il, et j’ai même vu quelques-uns des kabbalistes ; mais je déclare que la folie de ces charlatans dépasse tout ce qu’on peut dire[1]. »

D’ailleurs, si vous considérez la théorie des Séphiroth, non plus d’une manière générale, mais dans ce qu’elle a de véritablement propre et précis, vous ne la retrouvez plus dans Spinoza. Le Zohar admet dix émanations primordiales de la Divinité sous le nom de Séphiroth. Quel rapport y a-t-il entre cette doctrine et la substance de Spinoza, avec ses deux attributs immédiats, la pensée et l’étendue ? Spinoza indique à la vérité plusieurs séries de modes éternels et infinis ; mais il n’en fixe pas le nombre, il n’essaie pas d’en ordonner la hiérarchie, et toute cette partie de sa théorie reste indécise, à ce point que lorsque ses amis le pressent de s’expliquer plus nettement, il se montre embarrassé et ne leur fait que des réponses évasives. Nous avons essayé pour notre part de préciser et d’expliquer ce que Spinoza a pu entendre par ces étranges entités logiques qu’il appelle l’idée de Dieu, l’idée de l’étendue, et nous n’avons rien trouvé là qui ressemblât le moins du monde à l’Adam Cadmion des kabbalistes, lequel n’est autre chose dans le Zohar que l’ensemble des Séphiroth[2].

Il n’y a donc entre la théorie de Spinoza et celle de la kabbale qu’un point de ressemblance très général, savoir l’idée de l’émanation. Or cette idée n’appartient pas en propre aux kabbalistes ; elle se trouve chez les gnostiques de toutes les sectes, valentiniens, carpocratiens, etc. ; on la rencontre dans les livres hermétiques et chez tous les philosophes de l’école néo-platonicienne d’Alexandrie. De quel droit ferait-on de Spinoza un kabbaliste plutôt qu’un gnostique, plutôt qu’un disciple de Plotin ou de Proclus ? Et d’ailleurs n’y a-t-il pas une manière plus simple d’expliquer pourquoi Spinoza a incliné à l’idée des émanations ? C’est que cette idée a un rapport intime avec l’idée mère du panthéisme, et voilà pourquoi on la rencontre chez les panthéistes de tous les temps et de tous les lieux. À ce compte, les analogies justement signalées entre le panthéisme de Spinoza et les systèmes, de l’antique Orient n’auraient d’autre cause que l’identité des lois de l’esprit humain.

  1. Traité théologico-politique, ch. IX, p. 178 du tome II.
  2. Voyez le livre de M. Franck, la Kabbale, chap. III.