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de ses mœurs, souvenirs et coutumes, dans les détails les plus minutieux et les plus intimes de son existence, et ce n’est qu’alors que le poète, dans ses Pélerins et dans le Konrad des Aïeux, aborde les problèmes de l’avenir. C’est tout le contraire chez le poète anonyme. À l’âge de vingt-trois ans et au début même de sa carrière, il s’élance du premier vol au plus haut degré de la spéculation, enveloppe d’un seul regard la société tout entière ; mais cette sphère une fois parcourue, ou plutôt traversée, il n’a garde d’y retourner : il replie à dessein ses ailes et se trace des cercles de plus en plus étroits, et le choix des genres successivement adoptés par le poète est comme une image de ce développement intérieur. Pour ses premières œuvres, il affectionne le drame allégorique, la forme la plus vaste et la plus libre que puisse trouver l’inspiration ; puis il s’astreint au conte, au conte fantastique, il est vrai, ou plutôt visionnaire, mais déjà bien plus uni et régulier que l’allégorie dramatique, et il finit par arriver, en dernier lieu, à l’expression la plus concentrée et la plus individuelle, à un lyrisme mesuré et sévère.

On pourrait sans doute chercher à expliquer ce phénomène d’un développement si différent chez Mickiewiçz. et chez le poète anonyme par des circonstances purement extérieures, en se rappelant que Mickiewiçz avait longtemps vécu dans son pays et n’était arrivé que graduellement à une position pour ainsi dire cosmopolite, tandis que le poète anonyme avait été de bonne heure violemment jeté dans les contrées, les idées et les préoccupations de l’Occident, et n’est revenu que par l’effort de la pensée et de la volonté aux sentimens et aux besoins de la patrie. Il y a cependant une cause bien plus profonde et plus inhérente à ce phénomène. Une question morale prime ici la question historique ou littéraire, et le développement concentrique du génie du poète répond à l’idée principale qu’il s’était formée sur les devoirs du présent, sur la mission de l’homme et des nations dans l’époque critique que nous traversons. La Comédie infernale a été plutôt un adieu qu’un salut, adressé par le poète aux inspirations humanitaires ; elle a été une protestation énergique contre la fatale illusion du siècle, qui croit pouvoir régénérer l’humanité sans avoir d’abord régénéré l’homme, et établir le droit universel sans avoir d’abord affermi l’individu dans ses devoirs. Le beau précepte que « pour saluer le soleil levant il fallait surtout regarder aux horizons, » le poète était résolu à le pratiquer. Il regarda à ses horizons ; il s’efforça de reconnaître de plus en plus le champ laissé, à son action et à sa bonne volonté, de définir toujours plus rigoureusement la mission de l’individu dans le milieu où il se trouve placé, et c’est ainsi qu’en rétrécissant successivement les cercles il arriva à un point, à l’âme