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enseigne la doctrine diamétralement contraire. La nature divine est à ses yeux si peu obscure et inconcevable qu’elle est au contraire ce qu’il y a de plus intelligible et de plus lumineux. Qu’est-ce en effet que Dieu ? C’est l’être ou la substance[1], définition capitale qui est le point de départ de tout le système de Spinoza. Connaissons-nous l’essence de Dieu ? Oui certes, répond l’auteur de l’Éthique, et dans son rationalisme effréné il va jusqu’à poser cet audacieux théorème, repris de nos jours par Hegel : « L’âme humaine a une connaissance adéquate de l’infinie et éternelle essence de Dieu[2]. » Spinoza pourtant est modeste à côté de nos hégéliens. Il convient que la connaissance humaine a des limites : c’est pourquoi, dit-il, nous ne connaissons clairement que deux attributs de Dieu, savoir la pensée infinie et l’infinie étendue[3]. Le Dieu de Spinoza a donc des attributs, non pas ces attributs purement négatifs que lui laisse le mysticisme, mais des attributs positifs, et bien que nous ne puissions en saisir que deux, nous savons de science certaine qu’il en a une infinité, car il est de l’essence de la substance infinie de se développer par une série infinie d’attributs[4]. Quoi de plus contraire, je le demande, à toute la théodicée de Maïnionide et de ses successeurs, expressément fondée sur la négation des attributs de Dieu ?

Je sais ce qu’on me dira, c’est que si par cet endroit Spinoza se sépare à la fois de Maïmonide et d’Averroès, il s’en rapproche par sa manière d’entendre la pensée divine. En effet, tout en accordant à Dieu l’attribut de la pensée, Spinoza n’entend point par la pensée ayant conscience d’elle-même. Non ; la pensée divine ne se détermine qu’en s’individualisant, qu’en devenant telle ou telle intelligence finie, qu’en parcourant successivement tous les degrés et toutes les formes de la pensée. Or cet océan éternel et infini de l’intelligence divine d’où sortent comme autant de ruisseaux les générations humaines, n’est ce pas là l’Intelligence active de Maïmonide et d’Averroès ? Et Spinoza lui-même n’indique-t-il pas cette origine de son système, lorsqu’il s’exprime ainsi dans une scolie célèbre de l’Éthique : « C’est ce qui semble avoir été aperçu comme à travers un nuage, par quelques Hébreux qui soutiennent que Dieu, l’intelligence de Dieu et les choses qu’elle conçoit ne font qu’un[5] ?

  1. Éthique, partie Ire, définitions.
  2. De l’Ame, propos. 47.
  3. Ibid., prop. 1 et 2.
  4. Éthique, partie Ire, prop. 9 et 11.
  5. De l’Ame, scol. De la prop. 7.